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Selon la mythologie de la construction européenne, tout le mérite reviendrait à quelques pères fondateurs – Schuman et sa fameuse déclaration, Jean Monnet et sa « Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier », Konrad Adenauer…- , à qui il est d’usage de rendre hommage, de temps à autre, pour rappeler les valeurs que prétendument ils portaient : paix, démocratie, perspectives de développement et d’harmonie pour les peuples après un demi siècle de barbarie et de massacres sans précédents…

La réalité est plus prosaïque… Le processus enclenché dès la fin de la 2ème guerre mondiale et qui se concrétise à partir de 1950 par la constitution de la CECA entre la France et la RDA répond tout d’abord aux besoins de la bourgeoisie des deux puissances qui viennent de se détruire mutuellement, l’Allemagne, alors réduite à la RDA, et la France. Il s’agissait pour elle de coordonner un certain nombre de moyens de production, d’élargir les marchés ouverts à leur marchandises. Elles y étaient par ailleurs fortement poussées par les Etats-Unis qui investissaient fortement dans la reconstruction de l’Europe en ruine mais avaient besoin, pour que ces investissements prospèrent, d’un climat propice aux affaires et au libre échange…

UE chrono

Chronologie sommaire

Pendant presque un quart de siècle, la construction européenne connaissait une progression relativement lente. En 1957, les deux « pays fondateurs » étaient rejoints par l’Italie, la Belgique, la Hollande et le Luxembourg (Europe des 6). Cette union prenait le nom de CEE (Communauté économique européenne, traité de Rome). Il faudra attendre 1973 pour que la Grande Bretagne, l’Irlande et le Danemark rejoignent à leur tour la CCE. Ce processus se déroulait alors que le monde était l’objet de profonds changements qui marquaient la fin de la période de l’impérialisme classique, initié à la fin du 19ème siècle. Dès la fin de la deuxième guerre mondiale commençait un vaste mouvement de révoltes et de guerres d’émancipation coloniale. Le monde était alors le théâtre de la guerre froide qui opposait les grands vainqueurs de la guerre, les USA d’une part et ses alliés, champions d’un prétendu monde libre, et l’URSS stalinienne, régnant sur les pays d’Europe de l’Est et des Balkans. La guerre du Vietnam, qui a duré 20 ans, était en même temps le prolongement du mouvement d’émancipation qui avait permis au peuple indochinois de se débarrasser du colonisateur français, et de la politique visant, pour les USA, à stopper l’expansion des territoires prétendument communistes.

Lorsque la guerre du Vietnam s’achève en 1975 sur la défaite des USA, le monde « libre » est plongé dans une crise économique profonde. Le période de développement qui a accompagné, en Europe et aux Etats-Unis la reconstruction (connue en France sous le terme trompeur de « trente glorieuses », ailleurs comme « années d’or »), débouche sur une crise des profits, la crise des années 1970. Crise anticipée par l’explosion de « mai 68 », un peu partout dans le monde. Acculée par la crise, les bourgeoisies des pays impérialistes entament, avec Reagan aux USA et Thatcher en Grande Bretagne, bientôt suivis par les gouvernements français et allemands, une vaste offensive contre leurs propres classes ouvrières. En même temps, profitant du fait que les guerres de libération coloniale ont détruit les barrières érigées par les impérialismes anglais et français autour de leurs anciens empires, commençait une nouvelle phase d’expansion du capitalisme, avec la constitution de multinationales, le début de la mondialisation libérale financière. On entrait dans une nouvelle ère…

En 1981, date caractéristique de cette nouvelle ère, la Grèce rejoignait la CEE. Puis, en 1986, l’Espagne et le Portugal. Le traité de Rome qui régissait la CEE depuis 1957 était complété par de nouvelles conventions : l’Acte unique européen, signé entre les 12 Etats en février 86. A noter que d’autres accords avaient été passés entre les divers protagonistes : janvier 62, début de la PAC, politique agricole commune ; juillet 1968, constitution de l’Union douanière ; en juin 1985, les accords de Schengen (RDA, France, Belgique, Hollande, Luxembourg) initiaient la suppression graduelle des contrôles aux frontières. Il était complété en 1990 et étendu à l’ensemble de l’Espace Schengen en 1995.

En 1986, on était très proches, sans le savoir, de l’effondrement de l’URSS et de la dislocation de sa zone d’influence. On a évoqué plus haut le contexte de guerre froide qui s’était instauré dès la fin de la deuxième guerre mondiale entre les deux blocs constitués d’une part des USA et des puissances européennes, d’autre part de la zone contrôlée par l’URSS stalinienne. Dès 1949, les puissances « occidentales » s’étaient dotées, à l’initiative des USA qui en assuraient l’essentiel, d’une puissante organisation militaire, l’OTAN, dont les bases étaient clairement disposées de façon à s’opposer à toute avance du bloc soviétique en Europe de l’Ouest. L’URSS avait riposté en 1955 en créant une puissance militaire symétrique, par le pacte de Varsovie.

Dès 1948, l’Europe se trouvait ainsi partagée en deux par le « rideau de fer ».

UE Europe 1948

L'Europe après 1948

Mais en novembre 1989, le mur qui coupe Berlin en deux était renversé. C’était le signe que la fin avait sonné pour l’URSS et la bureaucratie, minée par sa propre incurie. Elle n’avait plus les moyens de s’opposer à l’émancipation des peuples qu’elle maintenait sous sa férule depuis des décennies, comme elle avait pu le faire en 1956 contre les révolutions en Pologne et en Hongrie, en 1968 contre le Printemps de Prague, plus tard, en1980 en Pologne, contre le mouvement mené par Solidarnosc. Le 26 décembre 1991, l’URSS était dissoute.

Avec la désintégration du « bloc de l’Est » s’achevait la guerre froide… Mais l’OTAN ne disparaissait pas pour autant, comme on le sait. Ni la guerre en Europe, qui ne tardait pas à éclater en Yougoslavie.

UE Yougoslavie

Divisions de la Yougoslavie

La Yougoslavie avait été constituée en 1918 par les traités mettant fin à la 1ère guerre mondiale, regroupant plusieurs peuples des Balkans (Serbes, Croates, Slovènes…) auparavant inclus dans les anciens empires Austro-hongrois et Ottomans disloqués par ces traités. A la fin de la 2ème guerre mondiale, la Yougoslavie se retrouvait placée sous le contrôle de l’URSS comme la Pologne, la Hongrie, etc… Mais, dès 1949, son gouvernement, dirigé par Tito, réussissait à s’émanciper du pouvoir de Staline tout en se présentant toujours comme socialiste, comme le montre le nom de République fédérative socialiste de Yougoslavie. Cette fédération intégrait 6 républiques : Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro, Macédoine. En 1992, à l’image de ce qui est en train de se passer avec la dislocation de l’ancienne URSS, la Yougoslavie explose, 4 de ses républiques (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine et Macédoine) déclarant leur indépendance. C’était le début d’une guerre de 4 ans, faisant 150 000 morts et déplaçant 4 millions de personne. En 1997, c’était la guerre du Kosovo, province du sud de la Serbie…

Pendant que se déroulaient ces combats sanglants que pas plus les troupes de l’OTAN que celles de l’ONU ne furent capables de freiner, quand elles ne se rendirent pas complices des massacres, la construction européenne se poursuivait de plus belle, profitant du nouveau champ ouvert par l’effondrement du rideau de fer. Dès 1981, l’Allemagne était réunifiée. En 1992, un nouveau pas était franchi dans l’évolution des institutions européennes, avec le traité de Maastricht qui transformait la CEE en UE (Union européenne), alors rejointe par l’Autriche, la Suède et la Finlande. Le traité de Maastricht décidait de la création d’une monnaie européenne, l’Euro, d’abord pour les échanges internationaux, puis comme monnaie d’usage en 2002. En 2004, l’Union européenne passait à 25 membres en intégrant 10 pays, pour la plupart issus de l’ancien bloc de l’Est : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovénie, auxquels s’ajoutaient Chypre et Malte.

En 2005, les gouvernements européens tentaient de faire franchir un nouveau pas aux institutions de l’UE avec le TCE (Traité établissant une Constitution pour l’Europe). Ils voudraient la faire ratifier par pour les Etats. Mais en France, où un referendum est organisé par Chirac et Jospin, c’était un échec, comme dans quelques autres pays. Ce non au TCE était une première manifestation d’un phénomène qui n’allait cesser de s’accentuer avec le temps, ce que certains appellent « l’euroscepticisme ». Les beaux discours s’inscrivant dans la mythologie des « valeurs » portées par les « pères fondateurs » et qui promettent monts et merveilles de la construction de cette Europe sont pris pour ce qu’ils sont : promesses creuses et mensonges. L’Union européenne a montré ce qu’elle est en réalité : une institution au service de patrons et de gouvernements qui poursuivent par ailleurs leur offensive contre les travailleurs et les peuples.

Incapables d’obtenir l’aval prétendument démocratique des peuples pour leur nouvelle constitution, gouvernements et institutions européennes décidèrent de s’en passer : le TCE allait entrer en vigueur par la bande, sous forme d’amendements, par le traité de Lisbonne signé en décembre 2007. L’UE compte alors 27 membres, avec l’intégration de la Bulgarie et de la Roumanie, avant que la 28ème, la Slovénie, rejoigne en 2013.

Mais 2007, c’était aussi le déclenchement de la crise des subprimes aux Etats-Unis, et de ses répercussions à l’ensemble du monde. La mondialisation libérale financière, la spéculation effrénée dont elle était l’objet, débouchait sur une crise globale, mondialisée. En Europe, une de ses manifestations prenait la forme de la crise de la dette publique, qui éclatait en 2010 et touchait violemment un certain nombre de pays regroupés sous le sigle méprisant de PIGS : Portugal, Irlande, Grèce, Espagne, menacés de faillite. L’offensive contre les travailleurs, à qui il s’agissait de faire payer la facture pour protéger les banques qui avaient spéculé sur la dette de ces Etats redoublaient, atteignant des sommets avec la situation qui était faite au peuple grec et se poursuit encore aujourd’hui malgré les discours qui annoncent que la Grèce est sortie d’affaire.

Cette recrudescence de l’offensive contre les travailleurs, pilotée par les gouvernements nationaux dans le cadre des institutions européennes, dont la BCE (Banque centrale européenne), ne pouvaient qu’accentuer le mécontentement à l’égard de l’Union européenne. Et cela d’autant plus que les gouvernements nationaux n’hésitent pas à se défausser des politiques dont ils sont les premiers responsables en en attribuant la paternité aux « technocrates de Bruxelles ». Ils ouvrent ce faisant un boulevard politique aux démagogues souverainistes qui s’appuient sur le mécontentement populaire pour prôner des politiques nationales protectionnistes, voire la sortie de l’UE et de la zone euro. Une des conséquences de ces politiques est l’arrivée au pouvoir de gouvernements d’extrême droite, en Autriche, en Italie. Comme également à la mésaventure arrivée au premier ministre britannique Cameron qui, en 2013, croyant sauver son gouvernement très affaibli en organisant un referendum sur la sortie de l’Union européenne, s’est trouvé pris à son propre piège. Contrairement à ce qu’il espérait, ce sont les partisans du Brexit qui l’ont emporté, à 51,9 %, déclenchant un processus dont nul ne sait encore sur quoi il débouchera.

UE avant Brexit

L’Europe aujourd’hui, avant le Brexit.

Dans notre présentation de la réunion débat, nous écrivions : « Brexit, montée des nationalismes, extrême droite aux portes du pouvoir dans certains pays, reprise économique illusoire, menace d’effondrements bancaires, dettes publiques exorbitantes, incapacité à faire face aux flux migratoires dont elle est une des premières responsables... l’Union européenne traverse une crise profonde. »

Un des éléments de cette crise est le fait que les différentes puissantes qui composent l’Union européenne semblent prises entre des forces contradictoires, les unes qui les poussent à s’unir, les autres à se séparer... On le voit bien dans le processus du Brexit, avec les difficultés auxquelles se heurte le gouvernement britannique, pris entre l’intérêt qu’il y aurait pour lui à rester dans l’UE, et la nécessité politique d’en sortir comme en a décidé le référendum… Sans parler de l’inquiétude de toute une partie de la population, y compris parmi elle qui a voté pour le Brexit, devant la perspective de voir se reconstituer les frontières avec l’UE alors que les illusions sur les perspectives de « gains » liés à la « sortie » se dissipent de plus en plus…

Cette idée d’une Europe unie qui a tant de mal à se constituer, d’ « Etats Unis d’Europe », ne date pas d’hier… Victor Hugo l’avait exprimée en aout 1849 dans un discours à l'occasion d’un Congrès international de la paix qui se tenait à Paris. Extrait :

« Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi !

Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu'elle serait impossible et qu'elle paraîtrait absurde aujourd'hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie.

Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l'Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France.

Un jour viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idées.

Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d'un grand sénat souverain qui sera à l'Europe ce que le parlement est à l'Angleterre, ce que la diète est à l'Allemagne, ce que l'Assemblée législative est à la France.

Un jour viendra où l'on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd'hui un instrument de torture, en s'étonnant que cela ait pu être. […] Elle s'appellera l'Europe, au XXe siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s'appellera l'Humanité. »

Ce discours pacifiste, doublé d’une apologie du libre-échange, des vertus de la démocratie représentative est certainement porté par l’effervescence qui vient de traverser l’Europe, le « Printemps des peuples », qui tente de bouleverser les vieilles structures et divisions féodales et d’instaurer un terrain favorable au développement de la bourgeoisie. C’est le début de processus qui conduiront à l’unification de divers pays européens jusqu’alors divisés en de multiples royaumes (Italie, Allemagne…). C’est aussi en France la fin de la royauté mise en place par la Restauration, la chute de Louis-Philippe en février 1848, la mise en place d’une 2ème république qui, en juin, massacrait le prolétariat parisien venu lui demander des comptes. République dont Victor Hugo était alors député !

Cette première intervention du prolétariat en tant que classe, en juin 1948, coïncidait avec la parution du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels qui abordait les questions politiques sur un terrain totalement différent de celui, moral, de Victor Hugo, le terrain de la lutte des classes. Et qui expliquait, entre-autres, comment les « marchés ouverts au commerce » sont les pires porteurs de concurrence, dont de guerres…

De fait, au lieu de marche à l’union et à l’harmonie, les décennies qui ont suivi le discours de Victor Hugo ont été des années de conquêtes coloniales sanglantes, de guerres entre ces mêmes puissances qu’il exhortait à s’engager dans un avenir de paix. Les capitalismes européens -britannique, à l’époque incontestable première puissance mondiale industrielle, économique et militaire, français puis allemand-, se transformaient en impérialismes pour faire face aux crises qui les frappaient du fait de leurs propres contradictions. A l’extérieur de l’Europe, les Etats-Unis étendaient leur mainmise sur tout le continent américain. Et le Japon féodal devenait en une dizaine d’années une puissance moderne qui se hâtait de porter ses guerres de conquête sur le continent asiatique, en Corée, en Chine, en Sibérie…

Pendant ce temps, le mouvement ouvrier, armé des théories révolutionnaires et internationalistes du marxisme, se développait, accentuant sa pression sur les bourgeoisies, s’organisant dans les partis sociaux-démocrates et la 2ème internationale pour faire face à leur guerre de classe, se préparer la révolution sociale.

En aout 1914, la concurrence entre les impérialismes aboutissait à la première guerre mondiale. Du fait des forces réformistes et chauvines qui la traversaient, la 2ème internationale s’avérait incapable de s’y opposer. Pourtant, comme le défendaient une poignée de militants internationalistes, avec Lénine, Rosa Luxembourg, Trotsky, Monatte et Rosmer en France, la guerre allait au contraire mettre au premier plan, de façon cruciale, la nécessité et la possibilité d’une révolution et la première urgence était de s’y préparer.

De fait, dès 1917, une puissante vague révolutionnaire naissait de l’opposition à la guerre. Les révolutions russes de février, puis d’Octobre instauraient le premier Etat ouvrier de l’histoire. La révolution éclatait en Allemagne en octobre 1918, contraignant l’état-major allemand à demander l’armistice. Elle chassait le kaiser et instaurait une République à la tête de laquelle se trouvaient les dirigeants chauvins de la social-démocratie, qui noyèrent la révolution dans le sang.

La fin de la 1ère guerre mondiale, l’existence de l’URSS révolutionnaire qui viendra a bout de la guerre civile et des interventions impérialistes, le repartage du monde au bénéfice des pays vainqueurs vont apporter de profonds bouleversements, mais sans résoudre la moindre des contradictions qui avaient conduit à la guerre et à la révolution, bien au contraire.

En 1923, dans un texte intitulé L’Europe et l’Amérique, Trotsky analysait la situation politique internationale, en particulier le rapport entre les divers impérialismes, du point de vue, disait-il, de la « révolution prolétarienne » et de l’actualité, ou pas, de ses perspectives. Il y développait, en résumé, les thèses suivantes :

  1. Epuisés par la 1ère guerre mondiale, menacés par la révolution, les impérialismes européens, Grande Bretagne, France et Allemagne se trouvent confrontés aux Etats-Unis qui sont devenus, du fait même de la guerre qu’ils ont fourni en armes et fournitures de toute espèce, la première puissance économique et militaire mondiale. S’ils ne veulent pas « être réduits à la portion congrue», les impérialismes européens n’ont pas d’autre choix que de s’unir, de « constituer des Etats unis d’Europe ».
  2. Mais du fait de la concurrence qui continue à les opposer très fortement les uns aux autres, ils sont bien incapables de mener à bien cette tâche. Trotsky résume la contradiction en écrivant qu’ils sont « comme des chiens attachés à la même chaîne»… Du fait de cette incapacité, la crise économique et politique qui avait débouché sur la guerre ne pourrait que s’accentuer, continuant à mettre à l’ordre du jour la nécessité et la possibilité d’une révolution sociale, poursuite de la tâche entamée par le prolétariat en 1917 et dont la Révolution russe avait été le premier aboutissement.
  3. C’est pourquoi pour Trotsky, seul le prolétariat européen serait en mesure, à travers sa révolution, de mener à bien la tâche que la bourgeoisie européenne était incapable de remplir, et avançait le mot d’ordre d’ « Etats unis socialistes d’Europe».

Ce mot d’ordre peut sembler être aujourd’hui un slogan purement propagandiste. Mais lorsque Trostky écrit Europe et Amérique, en 1923, la vague révolutionnaire a certes perdu de nombreuses batailles, mais elle n’a pas dit son dernier mot, d’autant que la jeune URSS révolutionnaire qui vient de gagner la guerre civile et s’est lancée avec succès dans la reconstruction économique, grâce à la NEP, est un exemple pour l’ensemble du prolétariat européen, la puissance affirmation qu’on peut changer le monde. De ce fait, le mot d’ordre d’Etats unis socialistes d’Europe avait à l’époque une réelle portée politique vivante, révolutionnaire, et il faudra les politiques de la social-démocratie, du stalinisme et du fascisme pour en venir à bout au cours des années 1930. Le dernier épisode de cette vague révolutionnaire d’entre les deux guerres est celui de la révolution espagnole, liquidée par les républicains, staliniens et socialistes y compris catalans, avant qu’ils ne doivent eux-mêmes rendre les armes devant Franco, quelques mois à peine avant que les affrontements entre les impérialismes européens ne débouchent sur la deuxième guerre mondiale.

C’est seulement après cette dernière que la France et l’Allemagne, rejointes quelques années plus tard par l’Angleterre et contraintes par des Etats-Unis devenus les maîtres incontestables du monde, initieront le processus de construction dont l’Union européenne et la Zone euro, ainsi que leurs institutions, BCE, Parlement européen et Commission européenne, sont le produit.

Mais on le voit bien aujourd’hui, cette construction, qui dure maintenant depuis pratiquement 70 ans et a connu d’incontestables progrès, n’a pas mis fin aux contradictions que pointait Trotsky et qui ont été accentuées par les bouleversements qu’a connus le monde au cours de cette période, en particulier avec la mondialisation et la crise de 2007-2008 à laquelle elle a abouti.

A la concurrence interne entre les bourgeoisies nationales au sein de l’Union européenne que décrivait Trotsky, et qui ont évolué sans pour autant disparaitre au cours du temps, se sont ajoutés d’autres facteurs de division.

Les inégalités entre les divers pays qui la constituent aujourd’hui ne se sont en rien estompées, démentant les discours et la dite « politique de cohésion économique, sociale et territoriale » de l’UE, qui aurait pour objectif « l'harmonisation et la cohésion dans le développement des régions européennes ». En guise d’harmonie, on assiste au contraire à une accentuation des difficultés qu’ont les Etats à se mettre d’accord pour avancer dans le processus de construction, sur une multitude de sujets.

Par ailleurs, les politiques d’austérité menées par les gouvernements nationaux, main dans la main avec la Commission européenne et la Banque Centrale Européenne pour faire payer la facture de la crise aux populations se traduit par un rejet populaire profond. Ce rejet est mis à profit et entretenu par la propagande des partis souverainistes dans le seul but de dévoyer la révolte sociale en entretenant l’illusion d’un retour aux vieilles frontières du passé. Le vote majoritaire pour le Brexit, la montée de l’extrême droite en Autriche, en Allemagne, comme le succès des partis anti-européens, Ligue du Nord et 5 étoiles aux dernières élections en Italie, la victoire du nationaliste ViKtor Orban en Hongrie, etc., sont des illustrations du succès que rencontrent ces politiques.

Ces politiques font certes obstacle, du moins en théorie, au projet de construction européenne que portent les sommets de la bourgeoisie européenne, mais ils n’en offrent pour autant aucune perspective politique pour les travailleurs et les peuples d’Europe. Bien au contraire, elles les livrent pieds et poings liés à cette même bourgeoisie qui continuera, quel que soit le pouvoir en place, à imposer sa dictature. Au bout du compte, ces retours en arrière ne peuvent qu’aggraver les conditions de vie des travailleurs et des peuples.

Presqu’un siècle s’est écoulé depuis que Trotsky écrivait Europe et Amérique, et bien des choses ont changé, aussi bien dans la situation objective (rapports géopolitiques mondiaux, division mondiale du travail, prolétarisation massive de la population mondiale, etc…) que sur le terrain des idées.

Sur ce terrain, le recul semble immense, entre la 3ème internationale révolutionnaire des années 20, portant le drapeau de la révolution russe, et un mouvement ouvrier aujourd’hui à reconstruire de pied en cap sur des bases d’indépendance de classe et internationalistes, ce qui peut sembler une mission impossible. Mais c’est pourtant à cela qu’il faut se préparer. L’Europe capitaliste en crise est un terrain de la lutte des classes internationale, qui n’attend pas les initiatives des militants révolutionnaires pour se manifester, dans les solidarités qui accompagnent les luttes sociales de part et d’autre des frontières, celles qui s’adressent aux réfugiés, etc.

Dans ce contexte, un des tâches urgentes qui se posent aux militants révolutionnaires est de porter un programme et un projet d’organisation internationale, dans la perspective de la construction d’une Europe socialiste, démocratique, des travailleurs et des peuples.

7 années s’écoulent entre la prise de pouvoir par les soviets, le 25 octobre 1917 (7 novembre du calendrier universel) et sa liquidation par la contre-révolution stalinienne, en 1924. Comment est-on passé de la démocratie la plus large, de la liberté, de l’enthousiasme créatif des masses qui ont marqué la révolution d’octobre à la monstruosité de la dictature stalinienne ?

Bien des choses ont été écrites, par des auteurs qui vont des anticommunistes les plus réactionnaires à la social-démocratie éclairée, pour expliquer, avec plus ou moins de nuances, que le stalinisme était inscrit dans le « léninisme », dans le « communisme » lui-même.

Quant aux courants libertaires, ils opposent encore aujourd’hui aux militants trotskistes la répression de l’armée de Makno et de la révolte des marins de Cronstad, conséquence d’après eux des tendances « autoritaires » de Lénine et de Trotski et annonce du stalinisme. Ceux d’entre eux qui s’appellent « communistes libertaires », le font d’ailleurs en opposition à ceux qu’ils à ce qu’ils nomment « communiste autoritaires», incarné par le « bolchevisme » et le « trotskisme ».

Le courant révolutionnaire marxiste, à commencer par Trotsky et Lénine eux-mêmes, a depuis longtemps apporté ses propres analyses à cette question, non pas sur le terrain idéologique mais sur le celui de la lutte des classes, avec les outils du matérialisme historique.

Les facteurs de l’évolution de la société soviétique révolutionnaire des débuts sont extrêmement nombreux et complexes, d’autant que la révolution russe n’est qu’une des manifestations d’une vague révolutionnaire qui touche, entre 1917 et 1923, une multitude de pays. Sa caractéristique est d’avoir été la première et d’être allée jusqu’à l’institution d’un pouvoir ouvrier.

On ne va pas revenir ici sur les processus ni sur le rôle primordial joué dans cette victoire par le parti bolchevick et ses dirigeants, principalement Lénine et Trotsky. Le fait est que le 28 octobre (7 novembre au calendrier universel), la situation de double pouvoir qui s’était instaurée entre les institutions républicaines nées de la révolution de février d’une part, et les soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats d’autre part a pris fin, à l’initiative de ces derniers. Le « pouvoir ouvrier » se mettait en place, sous une forme sur laquelle nous reviendrons plus tard. Un gouvernement est élu, « conseil des commissaires du peuple », présidé par Lénine.

Mais la prise du pouvoir ne signifie en aucune façon que la révolution est terminée. Pour Lénine comme pour Trotsky, le maintien de ce pouvoir ouvrier était totalement conditionné au déclenchement et à l’aboutissement de la révolution dans d’autres pays, particulièrement en Allemagne. Cette perspective existait très clairement, comme on va le voir, et il s’agissait, pour le pouvoir soviétique, non seulement de « tenir » en attendant que la révolution s’étende, mais aussi de mener, sur le terrain international, une politique qui permette à cette perspective révolutionnaire de se concrétiser.

Mais ces révolutions ont échoué, et, comme le prévoyaient Lénine et Trotski, la contre-révolution a fini par se produire en Union soviétique. Sauf qu’elle ne s’est pas faite sous la forme de la restauration d’un des anciens pouvoirs, tsariste chassé par la révolution de février ou république bourgeoise chassée par celle d’octobre, mais sous celle de la bureaucratie stalinienne, dont on peut dire qu’elle a en main toutes les manettes du pouvoir dès la mort de Lénine, en 1924.

L’objectif de cette présentation est de dégager, forcément à grands traits, le réseau de facteurs qui ont fait qu’en quelques 7 ans, on a pu passer de la démocratie révolutionnaire la plus large à la mise en place d’une dictature sanguinaire qui va durer plus d’un demi-siècle, avec des conséquences dramatiques sur l’histoire de l’humanité.

Les premiers décrets du pouvoir soviétique

La prise du pouvoir, à l’initiative du parti bolchevick, a eu lieu alors qu’était réuni à Pétersbourg le 2ème congrès panrusse des soviets. Autrement dit la réunion de délégués venus d’une multitude de soviets d’entreprises, de villes, de villages, de régiments… C’est le second qui se tient depuis le début de la révolution, le précédent ayant eu lieu entre le 3 et le 24 juin. Les bolchevicks y étaient alors minoritaires, ils sont maintenant majoritaires.

Cette évolution est la conséquence de la prise de conscience par les masses russes, ouvriers, soldats, paysans, que les partis qu’ils avaient jusqu’alors soutenus majoritairement, socialistes-révolutionnaires et mencheviks, n’avaient aucune intention, malgré leurs promesses, de répondre à leurs exigences : la terre, le pain, la paix.

Les bolchevicks étaient au fil des semaines apparus comme les seuls capables de mener à bien ce programme, plus justement de conduire les masses dans la résolution, par leur propre action, de ce programme.

Et en effet, dès la prise du pouvoir, le « conseil des commissaires du peuple » élu sous les acclamations du congrès des soviets, va prendre des décrets immédiats, approuvés par le même enthousiasme :

Concernant la terre, les paysans sont invités à continuer ce qu’ils ont déjà commencé : se servir eux-mêmes, chasser les grands propriétaires fonciers, s’installer sur leurs terres. Ce qui était auparavant interdit et réprimé devient désormais la règle…

Concernant la paix, un appel est immédiatement lancé auprès des divers belligérants pour un armistice immédiat, en vue de traités de paix sans annexions, c’est-à-dire avec retour aux frontières d’avant-guerre. Le secret diplomatique est aboli : les négociations futures et passées seront largement diffusées afin que les peuples du monde entier sachent pour quels intérêts sonnants et trébuchants ils se sont fait massacrer. Et Lénine lance, en attendant une éventuelle réponse des gouvernements impérialistes, un appel aux soldats pour engager directement, de tranchée à tranchée, une campagne pour la cessation des combats. Ces initiatives ne suffiront bien évidemment pas, on verra plus loin comment la question de la sortie de la guerre sera réglée, et avec quelles conséquences.

Concernant le pain, les difficultés sont multiples. Il s’agit de lutter contre la corruption, le poids d’une bureaucratie d’Etat parasitaire dans une société ruinée et désorganisée par une guerre qui mobilise toutes les ressources et alors que le patronat organise délibérément le sabotage de l’économie. Il s’agit aussi d’augmenter les salaires de misère dans les entreprises, de libérer les paysans pauvres des dettes qui les ruinent…

Du fait des annexions territoriales multiples menées par la Russie des tsars au cours des siècles, un autre problème mine la société russe, celle des nationalités. Lénine proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tout en les invitant à construire, avec la Russie des Soviets, ce qui deviendra en 1922 l’Union de Républiques Socialistes Soviétiques. La Finlande ainsi que l’Ukraine (qui reste à ce moment-là alliée à la révolution) ont déjà proclamé leur indépendance dès la révolution de février.

Sortir de la guerre impérialiste

La guerre de guerre de 14-18 est essentiellement une guerre pour le repartage du monde entre les trois grandes puissances impérialistes européennes : la France et la Grande Bretagne d’une part, constituant l’Entente, l’Allemagne d’autre part, associée à l’Autriche-Hongrie d’autre part. Les raisons fondamentales de cet affrontement, qu’il faut chercher dans les contradictions atteintes par le capitalisme le plus avancé de cette époque ont été décrites par Lénine dans « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ».

Ce livre n’est pas une simple caractérisation de l’évolution du capitalisme. Il pose aussi les bases des tâches qui incombent aux révolutionnaires à relativement court terme. Car si l’exacerbation de la concurrence entre impérialismes les a conduit à la guerre, elle met aussi en place, inéluctablement, les conditions de développement d’une situation révolutionnaire à l’échelle du continent européen. La suite montrera qu’il avait raison.

Cela voulait dire, pour les révolutionnaires marxistes, s’opposer bien sûr de toutes leurs forces, au sein du mouvement ouvrier, aux réformistes chauvins qui prétendent que le bonheur de la classe ouvrière de leur pays dépend de la victoire sur l’ennemi, et envoient des millions d’ouvriers et paysans se faire massacrer pour les capitalistes. Mais aussi aux « pacifistes » qui prêchent la fin des combats, le retour à la situation d’avant-guerre, dans les frontière d’avant-guerre, comme si ça n’était pas cette situation d’avant-guerre, par ses contradictions, qui avait conduit le monde à la guerre ! Pour Lénine, comme pour le parti bolchevik et la poignée de militants internationalistes qui ne se sont pas laissés emportés par la débâcle chauvine, il faut au contraire militer pour la défaite de son propre impérialisme, défaite qui ne peut que favoriser la tâche suivante, la révolution sociale, à laquelle il faut se préparer.

Politique « défaitiste » que le parti bolchevik mènera contre l’empire tsariste, même s’il n’est pas un pays impérialiste au sens où Lénine l’entend. Il est associé à l’Entente, par le biais de relations économiques et politiques étroites, principalement avec l’impérialisme français, qui investit beaucoup en Russie, dans l’industrie, la dette d’Etat. Les troupes russes qui se font trouer la peau sur le front de l’est soulagent d’autant les troupes franco-anglaises sur le front ouest. En échange de quoi le tsar Nicolas II attend du dépeçage de l’Empire Ottoman qui est un des enjeux de cette guerre de pouvoir élargir son empire, en y ajoutant Constantinople (Istambul), ce qui lui garantirait le contrôle sur l’accès à la Méditerranée, depuis la Mer Noire.

C’est dans la logique expansionniste du pouvoir tsariste. La Russie n’a pas cessé, depuis la fin du 17ème siècle d’étendre son territoire. A l’est, vers la Chine, au sud, au nord avec la Finlande, à l’ouest, où il intègre une bonne partie de la Pologne, dont Varsovie, ainsi que l’Ukraine. D’où la question des nationalités, évoquée plus haut.

Brest-Litovsk

Comme on pouvait s’y attendre, l’appel à l’armistice n’a reçu aucune réponse. Le gouvernement soviétique adresse alors, le 26 novembre, une demande d’armistice aux puissances des Empires centraux. Après diverses discussions, l’armistice est accepté. Il prend effet le 15 décembre, pour une durée de deux mois.

Commencent alors, le 22 décembre, à Brest-Litovsk, en Biélorussie occupée par les troupes allemandes, les négociations en vue d’un traité de paix.

Concernant ce traité de paix, trois positions s’affrontent au sein de pouvoir soviétique et du parti bolchevick.

Pour Lénine, il faut en finir immédiatement avec la guerre, signer la paix tout de suite, aux conditions posées par l’Allemagne et ses alliés.

Pour Trotski, qui est alors commissaire du peuple aux affaires étrangères et sera amené à conduire les négociations de Brest-Litovsk, c’est « ni guerre ni paix ». Il s’agit, comme le demande Lénine, de cesser les combats, mais sans pour autant signer de traité avec l’ennemi. Son souci est politique et s’adresse aux travailleurs du monde entier. Le pouvoir ouvrier ne signe pas d’accord secret avec ses ennemis de classe. Il cesse simplement le combat et appelle les soldats des autres pays à en faire autant.

Un troisième courant, qui se constitue en « opposition communiste », dirigé par Boukharine, propose de décréter la « guerre révolutionnaire », de repartir des tranchées pour répandre la révolution dans les autres pays, s’appuyant en particulier sur l’effervescence sociale qui règne déjà en Allemagne et débouchera, quelques mois plus tard sur la révolution allemande.

L’affrontement est sévère et menace le parti de scission. Mais signe de la démocratie qui y règne alors, l’opposition communiste peut éditer son propre journal, dispose de tous les droits de tendance.

Lénine se rallie provisoirement à Trotsky, qui annonce le 10 février à ses « interlocuteurs » que le gouvernement soviétique quitte les négociations mais qu’il cesse en même temps le combat. La délégation rentre à Moscou dans l’attente de ce que va faire l’état-major allemand à la fin de la période de l’armistice. Reprendra-t-il l’offensive ou se contentera-t-il de rester sur ses positions ? La réponse tombe le 22 février, à la fin de l’armistice : les armées allemandes reprennent effectivement l’offensive, sur un terrain désormais sans défense. L’avancée est fulgurante, et Lénine, mettant sa démission dans la balance, exige la signature immédiate du traité. Trotsky repart pour Brest-Litovsk et signe sans le lire, le 3 mars, le traité qui lui est présenté…

Le traité entérine la perte de l’Estonie, de la Lettonie et de l’Ukraine. Cela correspond à 26 % de la population totale, 27 % de la superficie, 26 % des voies ferrées, 75 % de la production d’acier et de fer de l’ancien empire russe.

Les évolutions politiques au sein de pouvoir soviétique après Brest-Litovsk

On a déjà évoqué la constitution au sein du parti bolchevick de « l’opposition communiste », tenante de la « guerre révolutionnaire ». Mais la période de Brest-Litovsk va aussi contribuer à accélérer la rupture avec les autres partis qui partageaient le pouvoir soviétique avec les bolchevicks.

La démocratie soviétique

C’est l’occasion de revenir ici sur la forme institutionnelle que s’est donnée la démocratie soviétique au fil du processus révolutionnaire. L’élément de base est le « soviet », le conseil qui réunit des délégués d’entreprises, de villages. Le soviet de Pétersbourg, par exemple, rassemble des dizaines de délégués élus par des assemblées de travailleurs et de soldats. S’y affrontent divers partis politiques, socialistes-révolutionnaires, bolchevicks, mencheviks…

Un congrès panrusse des soviets composé de délégués venus de divers soviets se réunit régulièrement, plusieurs fois par an. Il élit un comité exécutif qui reste en place entre deux congrès et qui comporte plusieurs dizaines de membres. Un conseil des commissaires du peuple, lui aussi élu, assure le fonctionnement permanent de l’Etat ouvrier, en collaboration avec le comité exécutif. Et cette collaboration n’a rien de théorique, comme en témoignent les situations d’affrontement qui se produisent à diverses occasions, Brest-Litovsk, mais aussi bien d’autres. Parce que bien évidemment les discussions qui ont eu lieu à l’occasion de Brest-Litovsk impliquent le parti et le comité exécutif et ne se limitent pas à Lénine, Boukharine et Trotski…

Cette forme de démocratie assure la révocabilité des élus, du fait même de la fréquence des congrès. Elle assure en même temps la démocratie à la base et la centralisation des pouvoirs. C’est, à une échelle infiniment plus vaste, la conception de l’Etat mis en place par la Commune de Paris et analysée par Marx et Engels, puis par Lénine dans sa brochure L’Etat et la révolution. Elle s’accompagne, comme pour la Commune de Paris, de la constitution du peuple en armes en remplacement des corps de police dépendant directement de l’Etat et assurant le maintien du pouvoir de classe. A l’initiative du parti bolchevick se sont constituées les sections de Gardes rouges, ouvriers en armes auxquels s’associent des militaires insurgés, sous la direction de Comités Militaires Révolutionnaires associés aux soviets. C’est le Comité Militaire Révolutionnaire du soviet de Pétersbourg qui a dirigé l’insurrection d’octobre 17, menée par les Gardes rouges et les régiments qui s’y sont ralliés.

Les partis participant aux soviets au moment d’Octobre 1917

Au moment de la prise du pouvoir, le congrès des soviets regroupe des bolchevicks, des mencheviks, des socialistes-révolutionnaires ainsi que des anarchistes de divers courants.

Socialistes-révolutionnaires et mencheviks soutiennent, voire participent en même temps au gouvernement de Kerenski renversé dans la nuit du 24 au 25 octobre. Cela entraine la scission du parti socialiste révolutionnaire en SR de gauche, qui participent au gouvernement aux côtés des bolcheviks, et SR de droite, qui s’en éloignent pour mener, avec les mencheviks, une politique d’opposition ouverte au pouvoir soviétique, pour le retour à la « démocratie », c’est-à-dire à cette république que la révolution d’octobre a renversé.

Ils comptent pour cela sur une Assemblée constituante qui doit se réunir les 16 et 17 janvier 1918.

Contre le sabotage, la création de la Tcheka

Pendant qu’ils attendent cette échéance, le pouvoir soviétique se heurte de plein fouet au sabotage de l’économie et du fonctionnement des institutions étatiques, organisé par les couches sociales hostiles à la révolution. C’est le cas bien sûr des patrons d’entreprises, qui cessent de produire ou encore des travailleurs des ministères, qui vident les bureaux et disparaissent. C’est également de cas des travailleurs des chemins de fer, des services de communication, pour la plupart influencés par les socialistes révolutionnaires ou les mencheviks, qui refusent d’exécuter les ordres du pouvoir soviétique. Tout cela alors que le pays est toujours confronté à la guerre impérialiste, et que la guerre civile se développe à l’initiative des officiers des anciennes armées tsaristes et avec le soutien des puissances impérialistes.

Le pouvoir ouvrier y répond d’une part en faisant appel à l’initiative des masses, en incitant les travailleurs, les « ménagères », comme le disait Lénine, à régler directement les problèmes de l’Etat, à leur niveau. Il y répond également en créant, le 7 décembre 1817, une « commission de lutte contre le sabotage et la contre-révolution », la Tcheka, dont le nom en français suffit à définir la fonction.

Cette Tcheka deviendra, sous le nom de Guepeou, un des outils de répression le plus haïs de la contre-révolution stalinienne. Elle est, à sa création, une armes que se donne le pouvoir soviétique, en s’appuyant sur le prolétariat organisé et armé, pour démasquer et mettre fin aux entreprises contre-révolutionnaires et de sabotage économique, contraindre les cheminots à faire rouler les trains, les agents du télégraphe à transmettre les communications, autrement dit permettre à l’Etat ouvrier de fonctionner, de faire face à ses ennemis.

La dissolution de l’Assemblée constituante

Le gouvernement de Kerenski avait pris la décision, en juin, de convoquer des élections à une assemblée constituante qui aurait pour tâche de statuer sur institutions du futur Etat de la Russie d’après le Tsar. Cette décision avait été confirmée par le 2ème Congrès des soviets. Les élections à cette assemblée ont lieu en décembre, et elle se réunit, comme prévu, le 15 janvier 1918, alors que se déroulent les négociations de Brest-Litovsk et que va se réunir également, du 23 au 31 janvier, le 3ème Congrès panrusse des soviets.

Les votes à l’Assemblée constituante ont donné la majorité, 299 sièges, aux SR de droite, tandis que les bolcheviks en obtiennent 168, les SR de gauche, seuls alliés des bolcheviks, 39, les mencheviks 18 et les Cadets 17 (libéraux bourgeois, bien que leur parti ait été interdit en décembre 17, pour soutien aux armées blanches qui mènent la guerre contre le nouvel Etat ouvrier). Ce vote traduit l’état politique de l’ensemble de l’électorat russe, en particulier dans toute une partie de la paysannerie, encore fortement influencée par les SR et loin des pôles industriels révolutionnaires.

Ce qui se joue alors est un nouvel épisode du double pouvoir qui oppose, depuis février 17, le pouvoir des soviets, celui des travailleurs, des paysans pauvres et des soldats, au pouvoir de la bourgeoisie, soutenu par les SR de droite, les mencheviks et les Cadets. La Constituante, forte de sa majorité, espère remplacer la démocratie soviétique, le pouvoir ouvrier, par une nouvelle mouture de « démocratie représentative », autrement dit restaurer l’Etat bourgeois débile renversé par la révolution d’octobre.

C’est clair dès l’ouverture des débats. Les députés bolcheviks demandent à l’Assemblée constituante d’approuver les décrets pris par le gouvernement soviétique depuis octobre. La majorité SR de droite repousse la proposition et présente, avec les mencheviks, une motion qui propose d’abolir toutes les mesures prises par le pouvoir ouvrier (décret sur la terre, adresse internationale pour mettre fin à la guerre, décret sur le contrôle ouvrier...) et affirme la suprématie de la Constituante sur les Soviets. Les élus bolchéviks, suivis des SR de gauche, quittent l'assemblée. Le pouvoir soviétique décide alors de dissoudre la constituante, ce qui est fait le 17 janvier.

Des manifestations de protestation contre cette dissolution ont lieu à Pétersbourg, dont la répression fait quelques morts, dont deux députés libéraux.

Au 3ème congrès des soviets qui se réunit quelques jours plus tard, les bolcheviks (61%) et les SR de gauche sont largement majoritaires. Le choix fait par le pouvoir soviétique de dissoudre la constituante est approuvé par le Congrès qui devient officiellement ce qu’il était déjà dans les faits : l’organe dirigeant du pays. Et la dissolution de l’Assemblée constituante va rejoindre, pour des décennies, l’arsenal d’arguments utilisés par les « démocrates » pour dénoncer la dictature léniniste…

Mencheviks, SR de droite puis de gauche, dans l’opposition active au pouvoir ouvrier…

La dissolution de l’assemblée constituante marque la rupture définitive entre le pouvoir soviétique et les partis dits « socialistes démocratiques », mencheviks et SR de droite, dont certains vont lier sans tarder des alliances avec la contre-révolution blanche. Cela conduit le pouvoir soviétique à exclure, le 15 mars 1918, les SR de droite et les mencheviks des soviets.

C’est le moment que choisissent les SR de gauche pour quitter le gouvernement auquel ils participaient jusque là aux côtés des bolcheviks. Leur décision n’est pas liée à la dissolution de l’assemblée constituante, mais à la crise de Brest-Litovsk. Les SR de gauche, comme l’« opposition communiste » au sein du parti bolchevik, pensent que la politique menée par Trostky et Lénine est une reculade, qu’il aurait fallu ne pas cesser le combat, mais le transformer en « guerre révolutionnaire ». Mais alors que l’« opposition communiste » de Boukharine privilégie la solidarité à la rupture et accepte les décisions prises majoritairement dans le parti, les SR de gauche passent à l’action. Le 6 juillet, ils assassinent l’ambassadeur d’Allemagne en Russie, espérant ainsi déclencher une intervention de représailles de l’armée allemande, et relancer ainsi la guerre (ce qui ne se produit pas). Ils organisent en même temps un soulèvement à Moscou, facilement maitrisé par les Gardes rouges.

Les SR de droite ne sont pas en reste. Le 30 aout, ils assassinent le chef de la Tcheka de Pétersbourg et organisent un attentat à Moscou, contre Lénine, qui est blessé. Le 6 septembre, ils constituent un « directoire » gouvernemental en exil, postulant au remplacement du gouvernement soviétique lorsque les armées blanches en auront fini avec lui. Le problème est que les armées blanches ont d’autres visions du futur et s’empressent de liquider ce dit « directoire »…

Isolement politique des bolcheviks, vers la « terreur rouge »…

Ainsi, au fil des évènements et à peine après avoir réussi à sortir de la guerre impérialiste, les bolcheviks se retrouvent seuls à assumer la direction du pouvoir soviétique, en s’appuyant sur les masses et une démocratie toujours bien vivante, pour faire face à une lutte des classes impitoyable qui les oppose aux restes de l’aristocratie organisée dans les armées blanches, à la bourgeoisie organisée dans des partis comme celui des Cadets, mais aussi aux Socialistes révolutionnaires et aux mencheviks qui, au nom de la défense de la « démocratie », vont s’allier de fait, y compris physiquement, aux forces contre-révolutionnaires les plus réactionnaires.

Le pouvoir soviétique n’a pas d’autre choix, s’il veut survivre, que de répondre à cette guerre de classe au niveau qui lui est imposé par l’adversaire.

Lénine, Trotski, les autres dirigeants bolcheviks ne se font pas d’illusions. Ils ont étudié l’histoire, celle de la répression de l’insurrection ouvrière de 1948 à Paris, celle des massacres de la Commune en 1871. Ils savent que si la contre révolution gagne, la vengeance sera impitoyable. Les masses russes, elles, en font l’expérience immédiate, par la sauvagerie de la répression que mènent, en cette première année de la guerre civile, les troupes blanches quand elles en ont l’occasion.

La révolution, si elle veut survivre, n’a pas d’autre choix que de répondre à la terreur blanche par sa propre terreur, la « terreur rouge », qui est proclamée le 6 septembre 1918.

La peine de mort avait été abolie peu après la prise de pouvoir par les soviets. Mais, dans les conditions d’une guerre civile, une telle abolition n’a aucun sens, lorsque les exécutions sommaires se produisent de part et d’autre. En décrétant la « terreur rouge », le pouvoir soviétique tente en fait d’éviter les règlements de compte sauvages, de mettre en place un embryon de justice, sous le contrôle des soviets, tout en répondant aux massacres perpétrés par leurs ennemis au même niveau : le passage par les armes.

C’était une condition nécessaire pour tenir, en attendant la révolution dans les autres pays, en particulier en Allemagne.

De réelles perspectives révolutionnaires en Europe

Comme dit plus haut, la révolution russe n’était qu’un des éléments d’un mouvement bien plus vaste qui touchait en particulier toute l’Europe autour des années 1920 (de 1917 à 1923 pour se cantonner à la période qui concerne cette introduction).

Déjà, en 1917, tandis que la révolution éclatait en Russie, des soldats se mutinaient dans les tranchés, des régiments refusaient de monter au front.

Puis une multitude de mouvements sociaux se sont manifestés. Mouvements de grèves à Londres, Paris, Barcelone, Turin, Milan, Gènes… Insurrections en Yougoslavie, en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne… Et surtout en Allemagne, comme l’espéraient les dirigeants bolcheviks.

Mais toutes ces insurrections vont échouer, suivant divers processus, que nous ne pouvons pas développer dans le cadre de cette présentation. Nous allons cependant nous arrêter sur la révolution allemande de 18-19, d’une part pour l’importance particulière qu’elle prenait pour les bolcheviks. En mars 1918, Lénine affirmait : « La vérité absolue, c’est qu’à moins d’une révolution allemande, nous sommes perdus »... D’autre part parce qu’elle permet de mettre en évidence les carences des partis révolutionnaires allemand, et, en miroir, d’illustrer le rôle fondamental joué par le parti bolchevik dans la révolution russe.

La révolution allemande de 1918-1919

La population allemande, les armées, sont épuisées par des années de guerre. Le pays, encerclé de toute part, souffre de multiples pénuries, et la victoire promise par le pouvoir est d’autant plus improbable que les USA interviennent, depuis 1917, aux côtés des forces de l’Entente. Des grèves ont éclaté pour les salaires, de meilleures conditions de travail. La révolte gronde dans les armées, en particulier dans la marine.

Et c’est justement des marins basés à Kiel que va partir, le 30 octobre 1918, un mouvement qui va s’étendre en quelques jours à tout le pays. Tout part du refus des marins d’exécuter un ordre de l’Etat major, qui veut lancer une vaste offensive navale dont tout le monde sait qu’elle n’est qu’un baroud d’honneur suicidaire. Non seulement les marins refusent d’aller mourir pour l’honneur des amiraux, mais ils appellent, le 3 novembre, la population et les travailleurs à se soulever, à créer leurs « soviets », les « conseils ». L’exemple de la révolution russe est extrêmement présent, tout le monde sait de quoi il s’agit, le ras-le-bol est à son comble : tous les ingrédients sont réunis pour qu’entre le 3 et le 9 novembre, l’Allemagne entière s’insurge, se couvre de conseils.

La social-démocratie allemande à la manœuvre

Pour comprendre comment va se jouer la suite de cette révolution, il faut dire quelques mots du parti social démocrate allemand (PSD).

Le PSD était, avant la guerre, le principal parti de l’Internationale socialiste, considéré comme le plus solide sur le plan politique. Il comptait plus d’un million de membres en 1914, avant le déclenchement de la guerre. Il avait un poids très important sur le plan électoral : en 1912, il obtenait 34,8% des voix aux législatives, 110 députés. Ce poids n’était pas sans conséquences, et constituait le fondement des courants réformistes qui s’étaient développés à plusieurs reprises dans le parti, voyant dans la lutte électorale, dans le cadre des institutions légales, l’avenir du « socialisme ». L’histoire du parti était de fait marquée par une succession de batailles entre réforme et révolution. Batailles dans lesquelles ont pris rang, contre le réformisme, des militants comme Rosa Luxemburg, qui sera une des figures de cette révolution allemande.

Lorsque la 1ère guerre mondiale a éclaté, le PSD, comme ses équivalents français et anglais, ont oublié tous leurs engagements internationalistes. Au lieu d’appeler les travailleurs à refuser d’aller se battre contre leurs frères de classe, les directions de ces partis, dans leur grande majorité, prenaient fait et cause pour leur propre bourgeoisie, lui fournissant soutien politique et même ministres.

Tous les dirigeants du SPD ne suivront pas ce chemin. Certains, comme Kautsky, constitueront le courant « pacifiste », appelant à la fin de la guerre sans annexion, le retour à la situation d’avant guerre.

D’autres, comme Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, ont constitué la Ligue Spartakiste, qui défend les mêmes positions que Lénine : appeler à organiser la défaite de son propre impérialisme, l’affaiblir pour le renverser par une révolution sociale.

Tous ces courants coexistent au sein du SPD jusqu’en janvier 1917, où la majorité, qui soutient le gouvernement, pousse les courants « pacifiste » et « défaitiste » à scissionner, constituant l’USPD, parti social démocrate indépendant. Après diverses péripéties et alors que la révolution est déjà en cours, les courants révolutionnaires, dont les spartakistes, quittent l’USPD pour constituer le KPD, parti communiste allemand.

C’est à ce parti qu’il incombe, nécessairement, de jouer le rôle qu’a joué le parti bolchevik dans la révolution russe. Rôle dans lequel il va immédiatement se heurter à ses anciens camarades de parti, les dirigeants de la majorité réformiste qui, après avoir contribué à conduire la classe ouvrière allemande à se faire massacrer pour la bourgeoisie, vont maintenant tout faire pour liquider la révolution.

Chronologie

Un mois avant les évènements de Kiel, le 1er octobre, les spartakistes avaient lancé un appel à la révolution et à la constitution de conseils ouvriers. C’est cet appel qui est repris en quelque sorte par les marins de Kiel et qui se propage dans tout le pays.

Le 9 novembre, Sheidemann, un des dirigeants du SPD, proclame la République allemande. Le même jour, Karl Liebknecht proclame la République libre d’Allemagne.

Le 10 novembre, l’empereur Guillaume II s’enfuit…

Le 11 novembre, l’Etat major allemand demande l’armistice. C’est la fin de la 1er guerre mondiale, dont on voit bien qu’elle n’est pas due à la victoire des troupes de l’entente, mais bien à une révolution sociale.

Il faut revenir au 9 novembre, où on a vu se mettre en place deux pouvoirs : la république allemande du SPD, la république libre socialiste des spartakistes…

Mais l’affrontement n’aura pas lieu, du moins pour l’instant. Les dirigeants du SPD, qui ont de nombreux partisans dans les conseils qui se sont constitués, font mine de jouer le jeu du pouvoir « soviétique ». Le kaiser est certes parti, mais l’appareil d’Etat est resté intact, les anciens ministres en place. Six représentants du SPD et de l’USPD s’y joignent, prenant le nom de « commissaires du peuple ». Ils sont par ailleurs majoritaires dans les soviets. Ils vont se servir de cette majorité pour convoquer, le 6 décembre, à l’occasion d’un Congrès des conseils, des élections à une assemblée constituante, un pas vers la mise en place d’une république représentative et donc de la fin des conseils.

En réaction, les spartakistes appellent à une manifestation qui réunit 150 000 manifestants à Berlin, le 8 décembre.

Les « commissaires du peuple » à la mode SPD loin de faire, comme leurs homonymes de Russie, appel au prolétariat armé pour défendre la révolution, travaillent à réarmer l’Etat bourgeois contre les révolutionnaires. Le 12 décembre sont créés les « Corps francs », recyclage d’officiers et de sous-officiers réactionnaires mis au chômage par la fin de la guerre, dans des bandes armées qui se chargeront de la répression contre-révolutionnaire.

La situation se tend de plus en plus entre les courants révolutionnaires, minoritaires dans les soviets et écartés du pouvoir, et le pouvoir lui-même, qui avance ses pions. Le 4 janvier, il limoge de préfet de police de Berlin, militant de l’UKPD, qui s’est montré trop laxiste face à la manifestation appelée le 8 décembre par les spartakistes. Une insurrection spartakiste lui répond à Berlin, le 5 janvier. Les « commissaires du peuple » SPD y répondent par une répression qui durera du 6 au 12 janvier. La « semaine sanglante » de Berlin fait des centaines de morts. Karl Liebknecht, qui était favorable à l’insurrection, et Rosa Luxembourg, qui y était opposée mais s’y est jointe par solidarité de parti, sont assassinés, le 15 janvier 1919, par les troupes qui les conduisaient en prison.

Le dernier soubresaut de la révolution allemande aura lieu en Bavière, où est proclamée, le 7 avril, la création de la République des conseils de Bavière. Elle sera écrasée par l’intervention, entre le 23 avril et de 3 mai, de 35 000 Corps francs.

Le 11 aout 1919, les dirigeants du SPD terminent leur sale boulot : la République de Weimar est proclamée, sur les monceaux de cadavres de révolutionnaires.

Les leçons d’un échec tragique

Pour les bolcheviks, l’échec de la révolution allemande est un coup terrible, car elle éloigne d’autant le soutien qu’ils en attendaient. Sans oublier, bien sûr, la perte que constituait, pour le mouvement communiste international en train de se constituer, la disparition de militants comme Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.

Mais il leur fallait aussi tirer des leçons de cet échec. On peut certes ressasser sur la politique criminelle des dirigeants du PSD, mais l’indignation morale n’est d’aucune aide. La seule question qui vaille est de savoir comment, pour un parti révolutionnaire, mener les masses insurgées à la victoire, en évitant, comme l’a fait le parti bolchevik en 1917, aussi bien les pièges des insurrections prématurées et isolées, qui conduisent au massacre, que celui des tergiversations, qui laissent passer le moment favorable et finissent, elles aussi, par désarmer face à la répression.

Comme l’écrivait un dirigeant du KPD, « Les masses étaient prêtes pour la révolution, pas les révolutionnaires… ».

Le dirigeants bolcheviks sont bien conscients qu’une des tâches urgentes qui leur incombe est justement de « préparer les révolutionnaires pour la révolution ». Une tâche vitale, qu’ils vont tenter de remplir à travers la création et la direction de la IIIème internationale, l’Internationale communiste.

Les quatre premiers congrès de l’internationale communiste

La crise de l’impérialisme qui a conduit en 1914 à la guerre mondiale, a fini par mettre en place une situation révolutionnaire profonde, qui touche, comme on l’a vu, la quasi-totalité des pays européens, et même au-delà. L’outil politique, le parti de la révolution mondiale qu’était sensé constituer la 2ème internationale s’est effondré au moment du déclenchement de la guerre, laissant le prolétariat mondial politiquement désarmé au moment même où la situation révolutionnaire met immédiatement à l’ordre du jour la question de la prise de pouvoir.

Lénine avait anticipé la réponse, appelant, dès la faillite de la 2ème internationale, à reconstruire un mouvement socialiste international (il l’appelait « communiste » pour marquer la rupture avec la social-démocratie, dite « socialiste »), tenter d’armer les partis communistes qui le constitueront pour qu’ils puissent assumer, dans la période révolutionnaire qui ne peut manquer de venir, le rôle qui leur incombe.

La révolution d’octobre 1917 donne à cette perspective les moyens de se concrétiser. Le 1er congrès de l’Internationale communiste se tient à Moscou en mars 1918, le second en juillet 1920, le 3ème en juin 1921, le quatrième en novembre 1922. Ces quatre premiers congrès ont une place particulière dans l’histoire de la 3ème internationale, puisque ce sont les seuls qui se déroulent avant la mainmise de la bureaucratie stalinienne sur le mouvement communiste international.

Les documents, discours, résolutions adoptées, etc. au cours de ces congrès sont accessibles sur le site www.marxits.org. On y voit le souci des dirigeants bolcheviks de structurer le mouvement international, d’ajuster sa politique aux évolutions du contexte géopolitique. Leurs difficultés également à influencer réellement, sur le plan de la construction de partis réellement révolutionnaire, les sections qui se créent un peu partout dans le monde et qui ont peu de chose à voir avec le parti bolchevik.

Pour ne considérer que la France, le PC s’y est constitué en décembre 1920 par une scission de la SFIO lors de son congrès de Tour. Il est composé d’une immense majorité de militants dévoués et authentiquement révolutionnaires. Il y a dans sa direction des militants internationalistes convaincus, tel Alfred Rosmer, dirigeant syndicaliste révolutionnaire de la CGT avant la guerre. Ami de Trotsky qu’il a rencontré à Paris au début de la guerre, il rejoint le petit groupe de militants de divers pays qui maintiennent le flambeau de l’internationalisme face à la débâcle chauvine. Il a animé, dès 1915 un « comité pour la reprise des relations internationales » qui devient, en 1919, « comité pour la IIIème internationale ». A la création du PC, il devient tout naturellement un membre de sa direction.

Mais la majorité de celle-ci est constituée de militants qui avaient leur niche dans la direction de la SFIO et ne l’ont quittée que par opportunisme. Cette direction joue la résistance passive face aux « conseils » de la direction de l’IC, avant de se retrouver, quelques années plus tard, parmi les soutiens de Staline, s’empressant d’exclure le « trotskiste » Rosmer dès la fin 1924.

Ce dernier avait fait de multiples séjours à Moscou, dans le cadre de sa participation à la direction de l’Internationale syndicale rouge. Il en a tiré un livre, Moscou sous Lénine, dont la lecture est une excellente occasion de découvrir la vie du pouvoir ouvrier pendant cette période. Il y retrace, pour les avoir vécu au plus près, les débats qui agitent le pouvoir ouvrier sur une multitude de sujets, mais aussi les relations difficiles entre la direction de l’internationale et les partis qui la constituent.

De fait, malgré les pressions, l’adoption au 2ème congrès de l’IC des « 21 conditions d’adhésion » qui tente de s’opposer aux tendances opportunistes, la direction révolutionnaire de l’IC a peu de prise sur la politique de ses sections. La vague révolutionnaire se heurte partout à des échecs. Après la révolution allemande de 1918-19, c’est au tour de la Hongrie, où a été proclamée, fin mars 1919, la République des conseils de Hongrie. Mais, faute de reposer sur une véritable démocratie ouvrière, elle est incapable de faire face aux contradictions de classe qui règnent dans la société hongroise et à la pression qu’exerce une intervention militaire franco-roumaine dirigée par un général français, Berthelot. Elle finit par s’effondrer et la liquidation est achevée, le 6 aout 1919, par l’entrée dans Budapest des troupes franco-roumaines qui occupent la capitale jusqu’à l’arrivée, en décembre, de Miklós Horthy, qui exercera sa dictature sur le pays jusqu’en octobre 1944.

En 1919-1920, l’Italie connait aussi une grande vague d’agitation sociale, le « biennio rosso », les deux années rouges, 1919-1920. Ce sont des révoltes paysannes, avec occupation de terres, des grèves ouvrières importantes, avec occupation d’usines. Le mouvement est marqué d’affrontements violents, avec les propriétaires fonciers, avec les « jaunes » qui refusent de se joindre aux grèves, plus de 200 morts et de 1000 blessés pour la seule année 1920. Le mouvement atteint son apogée en aout 1920 avec l’occupation de 300 usines, à Turin, Gènes, Milan, par 400 000 travailleurs. Les travailleurs organisent des milices armées de surveillance et dans certains cas, poursuivent la production. Mais la révolution qui était en germe n’aura pas lieu, faute entre-autres d’une direction capable de définir une stratégie. Le mouvement d’occupation reste isolé et les usines sont évacuées. C’est la fin du « biennio rosso ».

Les partis communistes oscillent entre opportunisme et gauchisme. Lénine a écrit en avril 1920, sa brochure La maladie infantile du communisme, le « gauchisme », qui est distribuée à tous les délégués du 2ème congrès de l’IC. Cela n’empêche pas le KPD de prendre en Allemagne, en mars 1921, l’initiative de l’appel à une grève générale insurrectionnelle dans un contexte où il n’a aucune chance d’aboutir. La grève reste totalement isolée et s’achève par une grande vague de licenciements des militants communistes qui ont suivi le mot d’ordre, ainsi que par une crise profonde au sein du parti et entre ce dernier et la direction de l’internationale…  

Au 3ème congrès de l’IC, en juin 1921, Trotsky fait un constat : « Le triomphe du prolétariat au lendemain de la guerre a été une possibilité historique. Mais cette possibilité ne s’est pas réalisée, et la bourgeoisie a montré qu’elle sait profiter des faiblesses de la classe ouvrière ».

L’IC change de stratégie, on passe de la « tactique de l’offensive », qui avait marqué la politique des partis communistes pendant la période passée à la « Conquête des masses ». L’heure n’est plus à se préparer à conduire les masses révoltées vers la prise du pouvoir, mais à gagner leur confiance, en vue de la prochaine montée révolutionnaire.

Mais il est trop tard en Italie. En aout 1922, le PC appelle à la grève générale, mais c’est un échec. Quelques mois plus tard, en octobre, Mussolini arrive au pouvoir. C’est le début du fascisme en Italie.

Un an plus tard, une nouvelle révolution semble mûre en Allemagne. L’insurrection, qui cette fois à toutes chances d’aboutir, est prévue pour le 23 octobre, dans toutes les grandes villes d’Allemagne. Mais au moment de lancer l’ordre de passer à l’action, la direction du KPD et de l’IC, dont le président est Zinoviev, reculent. Seule la classe ouvrière de Hambourg se soulève, avant d’être réprimée. Un mois plus tard, éclate à Munich le coup d’état raté d’Hitler…

En 1924, Trotsky, peu-à-peu écarté du pouvoir par la bureaucratie montante, écrit Leçons d’octobre. Dans l’introduction, intitulée Il faut étudier octobre, il écrit: « Si nous n'avons pas à répéter de la révolution d'Octobre, cela ne signifie pas que cette expérience ne doive rien nous apprendre. Nous sommes une partie de l'Internationale ; or le prolétariat des autres pays a encore à résoudre son problème d'Octobre. Et, au cours de cette dernière année, nous avons eu des preuves assez convaincantes que les partis communistes les plus avancés d'Occident non seulement ne se sont pas assimilé notre expérience, mais ne la connaissent même pas au point de vue des faits. »... Il continuera ce travail en écrivant, en 1930, L’histoire de la révolution russe.

La guerre civile

Echecs des insurrections révolutionnaires, difficultés à influencer les directions opportunistes ou gauchistes des partis communistes en cours de construction… Et pourtant la révolution russe tient, devant faire face de surcroit à une guerre civile qui existait déjà de fait avant même la prise du pouvoir.

Face au pouvoir ouvrier et à ses Gardes rouges, se sont peu à peu organisées les armées blanches, composées pour l’essentiel d’officier et de sous-officiers de l’ancienne armée tsariste. Et au lendemain de la révolution d’octobre, le territoire contrôlé par le pouvoir ouvrier est bien loin de couvrir l’immensité de l’ancien empire.

Il va encore se réduire avec l’avancée allemande de février-mars 1918, au cours des négociations de Brest-Litovsk, qui s’accompagne d’une offensive des armées blanches sur tous les fronts, au nord, au sud, à l’est, à l’ouest. Ces dernières sont soutenues par l’ensemble des puissances impérialistes : Etats-Unis, France, Grande Bretagne, Allemagne. Pétersbourg est menacé, et le gouvernement se transporte à Moscou en mars 1918.

Face à la menace, les Gardes rouges ne pouvaient suffire. L’Armée rouge est créée le 28 janvier 1918. Trotsky, à peine revenu de Brest-Litovsk, devient, le 17 mars, « commissaire du peuple pour l’armée et les forces navales ». Le 29 mai, le service militaire est rendu obligatoire. Mais diriger des armées de volontaires face à des armées de professionnels ne s’improvise pas. Trotsky décide de faire appel, pour encadrer ces armées, aux officiers de l’ancienne armée tsariste qui n’ont pas rejoint les armées blanches, des « spécialistes », qu’il place sous le contrôle de « commissaires » politiques.

La guerre qui se mène n’est pas une guerre de position, de troupes enterrées dans des tranchées. C’est une guerre de mouvement qui s’organise autour les grandes lignes de voies ferrées qui quadrillent le territoire. Les trains blindés y jouent un rôle central, dont celui avec lequel Trotsky se déplace d’un front à l’autre pour apporter une aide, remonter le moral, distribuer des vêtements, des chaussures à des troupes qui manquent de tout. Les trains de l’armée rouge disposent d’une imprimerie, qui édite un journal destiné aux troupes.

Le communisme de guerre

Il faut se donner les moyens de tenir l’effort de guerre, alors que la situation économique est toujours dans le même état catastrophique. Le pouvoir décrète le « communisme de guerre » : centralisation de la gestion des unités économiques, nationalisation de l’industrie petite et grande, monopole d’Etat sur le commerce des produits de première nécessité, interdiction du commerce privé, conscription du travail universel, péréquation dans la répartition des produits et des richesses…

Ce dernier terme prend en fait une signification particulière : les seules « richesses » qui sont produites à cette période proviennent de la paysannerie. La « péréquation dans la répartition » prend dans ces circonstances le sens de « réquisition » ; réquisitions qui sont conduites par les milices communistes associés aux soviets locaux. Ces réquisitions, parfois musclées, sont à l’origine de nombreuses révoltes paysannes, allant jusqu’à la constitution « d’armées vertes » qui lutteront aussi bien contre l’armée rouge que contre les armées blanches, pour, en fin de compte, se rallier à la première, sachant bien que la victoire des armées blanches signifierait le retour à l’ancien ordre des choses, le retour de la grande propriété foncière. Une contradiction que résume ce slogan des paysans révoltés : « Vive les bolcheviks [qui ont permis la réforme agraire], mort aux communistes [qui réquisitionnent les récoltes] ».

Une de ces « armées vertes », dite « noire » du fait que son dirigeant, Nestor Makhno, était anarchiste, va combattre à partir de mars 1918 au sud de l’Ukraine. La Makhnovchtchina comptera jusqu’à 50 000 hommes. Alliée à l’Armée rouge contre les armées blanches qui interviennent en Ukraine, elle contribuera à les défaire… Mais, fin 1920-début 1921, alors que la guerre civile se termine mais que la révolte paysanne atteint son point culminante, le pouvoir soviétique ne peut laisser Makhno instaurer une commune rurale libertaire dans la région de l’Ukraine où il avait ses bases. Ses armées défaites par l’Armée rouge, Makhno part en exil en aout 1921.

Pour les communistes libertaires, Makhno est un symbole du combat pour un communisme non autoritaire, et sa défaite par l’Armée rouge annonce les dérives à venir du régime soviétique et le stalinisme.

L’intervention impérialiste mise en échec par la solidarité internationale des travailleurs

Faisant face aux difficultés, l’Armée rouge finit par repousser les armées blanches. La menace d’une intervention directe des impérialismes US, Français et Britannique s’éloigne. Clémenceau, chef du gouvernement français est favorable à une intervention pour éradiquer le bolchevisme, mais le premier ministre britannique, Lloyd Georges, s’y oppose, expliquant que si les troupes anglaises attaquent la Russie, Londres va se couvrir de soviets en moins d’une semaine. Le président US Wilson, quant à lui, est pour le statut quo. Les Etats Unis sont en fait les grands vainqueurs de la guerre, il leur faut conforter cette situation sur le plan des affaires, et y compris se préparer à commercer avec le pouvoir bolchevik.

Clémenceau ne tardera pas à faire lui-même l’expérience de la prophétie de Lloyd Georges. Début 1919, une opération militaire est lancée par l’armée et la marine française au sud de l’Ukraine, sous prétexte de protéger la population de la menace bolchevique. Mais l’opération tourne au fiasco, les marins refusant de combattre. C’est la mutinerie des marins de la Mer Noire. Certains navires sont pris par les mutins, le drapeau rouge est hissé. L’escadre est rapatriée à Toulon, où le mouvement continue pour exiger la libération des meneurs qui ont été emprisonnés. Le mouvement commencé le 6 février 1919 se termine le 29 avril. La révolte des marins de la Mer Noire donne la mesure du soutien que trouve la révolution russe auprès des travailleurs, y compris militaires, dans le reste du monde.

Clémenceau interviendra à nouveau fin 1920 pour soutenir les nationalistes polonais, dirigés par le général Pilsudski, qui tente de s’emparer de l’Ukraine avant d’en être chassé par l’Armée rouge qui ne réussira pas cependant à vaincre les troupes polonaises autour de Varsovie et devra accepter le traité de Riga, en mars 1921, qui fixera les frontières définitives entre la Russie de soviets (qui comprend de nouveau l’Ukraine), et la Pologne, la Lettonie et l’Estonie qui ont acquis définitivement leur indépendance.

Avec le traité de Riga en mars s’achève la guerre civile, au cours de laquelle la Russie des soviets a imposé les frontières qui deviendront, le 30 décembre 1922, celles de l’URSS.

Aout 1921, la guerre civile est terminée, le bilan est catastrophique

C’est d’abord une catastrophe sur le plan humain. Il y a eu, dans l’Armée rouge, quelques 980 000 morts, dont les deux tiers pour blessures mal soignées. 3 millions de civils sont mort pour les mêmes raisons. La guerre a fait 4,5 millions d’orphelins. 4 millions de personnes sont mortes du typhus et de famine lors de l’été 1921

Malgré soutien apporté par les populations et qui ont permis la victoire, la société soviétique est marquée de ruptures profondes qui se sont creusées en particulier entre la paysannerie, sur qui a reposé l’essentiel du poids économique de la guerre, et le pouvoir de l’Etat, de plus en plus concentré entre les mains du parti bolchevick. Les révoltes paysannes s’exacerbent au cours de l’année 1920, à tel point que Trotsky s’inquiète lors d’une de ses expéditions militaires dans l’est, et propose à son retour de mettre fin au communisme de guerre et de lancer une réforme de l’économie. Sa proposition d’une nouvelle économie politique est repoussée, mais devra être mise en œuvre en urgence un an plus tard, sous la pression de révoltes paysannes et surtout de celle des marins de Cronstadt.

L’île de Cronstadt est une base navale protégeant Pétersbourg. Les marins de Cronstadt avaient été un de fers de lance de la révolution d’octobre. Fin février 1921, le ras-le-bol l’emporte, y compris chez les marins communistes, du fait de leur propre situation, mais aussi de celle qui est faite à leurs familles, paysans soumis aux réquisitions. « Tous, membres du parti ou pas, se plaignent des nouvelles qu’ils reçoivent de leur patrie : à l’un on a confisqué son dernier cheval, l’autre apprend que son père, un vieillard, a été jeté en prison, on a réquisitionné la moisson de la famille d’un troisième, on a confisqué sa dernière vache à un quatrième, là, le détachement de réquisition à mis la main sur tout le linge de corps » (rapport d’un tchékiste cité par JJ Marie dans La guerre civile russe.)

Ils s’insurgent contre le pouvoir des bolcheviks, exigeant le retour à la démocratie des soviets, le départ des bolcheviks du gouvernement… Le pouvoir ne peut laisser une telle situation perdurer et pour diverses raisons, dont la responsabilité incombe certainement aux deux camps, la situation atteint un point de non retour. Le 5 mars, Trotsky lance un ultimatum aux mutins, et le 7, l’Armée rouge donne l’assaut à la forteresse, sur la Neva gelée. Les combats s’achèvent le 20 mars 1921. Ils ont fait 10 000 morts dans l’Armée rouge, 2000 morts et blessés parmi les insurgés. 6700 d’entre eux se sont enfuis en Finlande. 2103 sont condamnés à mort et fusillés.

Mettre fin au « communisme de guerre »,
passer immédiatement à une « nouvelle économie politique »

Lénine comprend la gravité de la situation et se rallie immédiatement à la proposition que Trotsky avait faite un an plus tôt : Il faut en finir avec la situation de pénurie et de réquisitions, il faut permettre d’urgence à l’économie de repartir, et pour cela, réintroduire certaines relations marchandes. Ce sera la « NEP », nouvelle économie politique, proposée par Trotsky dès 1920, mais qui ne sera mise en place que lors du congrès du Parti communiste russe qui se tient en mars 1921, juste après les évènements de Cronstadt et tandis que les dernières résistances des armées paysannes insurgées, dont celle de Makhno, sont réduites.

On met fin à la réquisition systématique de la production agricole. Les paysans devront désormais fournir à l’Etat un certain pourcentage de leur production, mais en garderont suffisamment non seulement pour leur propre consommation mais aussi pour la vendre et acquérir ainsi des biens industriels, équipements agricoles, etc. En même temps, un petit commerce permettant ces échanges est de nouveau autorisé. La production industrielle, le système financier reste sous le contrôle de l’Etat.

Le résultat ne tarde pas à se faire sentir. Les indices de production, agricoles comme industriels, qui s’étaient effondrés, se relèvent.

Pour les produits agricoles, la production de blé était au début de la NEP tombée à 60 % de celle du début de la guerre. Fin 1924, elle retrouve ce niveau. Pour les produits industriels, la production de charbon par exemple était tombée à 40% de la production de 1914. En 1924, elle est remontée à 60 %.

La NEP réussit donc à relancer l’économie, sur la base de la remise en place de relations marchandes, un certain retour du capitalisme, sous le contrôle de l’Etat ouvrier.

Mais les difficultés à relancer la production industrielle étatique apparaissent vite dans les statistiques : le redressement de l’agriculture est plus rapide que celle de l’industrie. C’est ce que Trotsky appelle le phénomène des « ciseaux », une nouvelle menace qui pèse sur la société soviétique si l’Etat ne prend pas, à temps, les mesures qui s’imposent pour assurer un développement plus efficace de l’industrie. L’écart de développement crée, dans le cadre de l’économie de marché, un renchérissement des produits industriels et une baisse des revenus de la paysannerie, qui risque, à terme, de conduire celle-ci à se retourner de nouveau contre le pouvoir ouvrier, tandis que se développent les tendances capitalistes en cours de reconstitution dans la paysannerie riche (les koulaks) et la nouvelle petite bourgeoisie commerçante.

Mettre fin aux reculs démocratiques et à la bureaucratisation de l’Etat ouvrier

Le second chantier auquel doivent s’attaquer de toute urgence Lénine et Trotsky est celui de la restauration de la démocratie soviétique elle-même. La guerre civile n’a pas seulement ruiné l’économie, elle a aussi transformé la démocratie soviétique d’octobre 1917 en son contraire. La structure soviétique, soviets, congrès des soviets, comité exécutif et conseil des commissaires du peuple est certes maintenue. Mais la guerre civile a vidé les soviets de ses meilleurs militants, partis au front. Le parti bolchevick, abandonné dès mars 1918 par les SR de gauche, s’est retrouvé seul à assumer le pouvoir d’Etat. Sous la pression des contraintes qui pèsent sur le jeune Etat ouvrier, les bolcheviks sont amenés à prendre toutes les décisions nécessaires à sa survie. La démocratie soviétique se réduit aux discussions au sein du conseil des commissaires du peuple et du comité central du parti communiste russe, voire de son bureau politique.

La centralisation des décisions nécessaires à la conduite de la guerre et de l’économie a transformé la structure soviétique en un organisme de transmission des décisions prises par le conseil des commissaires du peuple vers les soviets locaux, chargés en dernier ressort de les mettre en œuvre. Le prolétariat en armes dans les Gardes rouges a laissé place à des milices communistes chargées de veiller, par la force, à ce que les décisions venues d’en haut soient exécutées, « les détachements de réquisition » que dénonçaient les insurgés de Cronstadt. A quoi il faut ajouter bien sûr la création de l’Armée rouge et de la Tcheka.

Le fonctionnement du « communisme de guerre » a par ailleurs entrainé la mise en place d’un énorme appareil administratif d’Etat, une bureaucratie par laquelle passent toutes les décisions, la gestion du moindre bout de ficelle. Cette bureaucratie, placée au cœur de la circulation des ressources de la société alors que celle-ci manque de tout, y trouve bien évidemment un intérêt pratique. Parmi les appels à la révolte émis par les insurgés de Cronstadt, on trouve la dénonciation de « communistes qui vivent de la jouissance et de commissaires qui s’engraissent »…

Elle bien placée pour bénéficier du redémarrage l’économie grâce à la NEP. Elle va constituer alors, avec les koulaks et le petit capitalisme marchand renaissant, une des forces sociales sur laquelle s’appuie la clique stalinienne pour s’installer au pouvoir. Car le PCR, parti unique au pouvoir, est, par la force des choses, totalement imbriqué dans cette structure bureaucratique, avec laquelle il a fini par se confondre pour une bonne part.

Le combat perdu de Trotsky et de Lénine pour restaurer la démocratie soviétique

Trotsky, puis Lénine ont conscience des dérives et des dangers que fait courir cette situation au pouvoir ouvrier. La question devient cruciale lorsque, en mai 1922, Lénine est victime d’une attaque cérébrale qui le tient écarté du pouvoir jusqu’en octobre. A son retour, il découvre l’ampleur de la crise qui se prépare au sommet du parti, où une fraction se constitue autour d’une « troïka » composée de Zinoviev, Kamenev et Staline et commence une campagne contre Trotsky.

Cette offensive fractionnelle a des bases matérielles bien concrètes, celle des intérêts matériels de la bureaucratie et des sommets du parti, autour de Staline, qui lui sont liées face au combat que se prépare à lui livrer Trotsky, connu, tout comme Lénine, pour son intransigeance et sa détermination. Elle va s’appuyer, comme bien des luttes fractionnelles, sur un réseau de ressentiments personnels, construits au fil des batailles politiques, parfois très violentes, qui ont marqué la vie politique aux sommets du pouvoir, en particulier pendant la guerre civile. Trotsky, avec, sa rigueur politique, sa façon peu diplomatique de redresser les « erreurs » de ses camarades, a heurté bien des susceptibilités qui vont maintenant trouver l’occasion de prendre leur revanche en contribuant à l’écarter du pouvoir au profit de Staline, devenu secrétaire général du PCR à son dernier congrès, fin mars 1922. Il dispose de ce fait de pouvoirs importants, ce qui n’aurait pas eu de conséquences si Lénine avait pu se maintenir au poste de président du conseil des commissaires du peuple. Lénine disait à propos de cette nomination : « ce cuisinier-là ne nous préparera que des plats épicés ».

Lénine rechute en décembre, il est conscient qu’il ne pourra certainement plus assurer le rôle central qu’il a joué à la tête du parti et du pouvoir. Il se pose la question de sa succession, en même temps que du combat, en commun avec Trotsky, contre la bureaucratisation aussi bien de l’Etat que du parti lui-même. Ce combat passe par la tentative d’éviter que la fraction constituée autour de la « troïka » Zinoviev, Kamenev, Staline ne prenne la direction du parti et de l’Etat au prochain congrès du PCR.

Le 25 décembre, il écrit son « testament », un document resté secret, dans lequel il passe en revue les capacités de ses éventuels successeurs et disqualifie Staline. Le 6 mars, il romp toute relation personnelle avec Staline qui se comporte de façon de plus en plus autoritaire et grossière au fur et à mesure qu’il s’avère que Lénine ne pourra revenir au pouvoir.

A l’été éclate la crise des ciseaux prévue par Trotsky quelques mois plus tôt. Devant l’écart de prix entre les produits industriels et les produits agricoles, les paysans font la grève des récoltes, une campagne de développe dans les campagnes contre le pouvoir. C’est le résultat de l’incapacité de la bureaucratie à développer, par une planification à long terme rigoureuse et coordonnée, de véritables améliorations dans les quantités et la qualité des produits industriels destinés à l’agriculture.

Pour Trotsky, il a urgence à changer d’orientation politique, et pour cela, régénérer le parti, composé désormais en grande majorité de fonctionnaires d’Etat. Il faut l’ouvrir à la jeunesse ouvrière, lui redonner la base sociale qui était la sienne au moment de la révolution d’octobre. Le 8 octobre, il demande au Comité central un tournant dans la vie intérieure du parti. Il est rejoint le 15 octobre, par la prise de position de 46 membres du parti, dans une lettre, la « lettre des 46 », adressée au comité central. Lequel répond en adoptant à l’unanimité, le 5 décembre, une résolution sur la « démocratie ouvrière ».

Trotsky poursuit, le 8 décembre, avec un texte appelé « cours nouveau », dans lequel il développe les mesures qui, selon lui, permettront à cette « démocratie ouvrière » de renaitre, au parti de se régénérer.

La réponse vient très vite : le 14 décembre, la troïka commence une campagne contre lui et les « 46 ». C’est le début d’une offensive contre tous ceux qui essaient de mettre en cause les positions de la bureaucratie.

Lénine meurt le 21 janvier 1924. Sa dépouille est embaumée et exposée. Il est érigé en icône par la bureaucratie stalinienne, qui réécrit l’histoire pour tenter d’effacer des mémoires le rôle de Trotsky et lui coller une image d’hérétique, de « trotskiste », opposant depuis toujours au grand Lénine, tandis que ceux qui détiennent désormais le pouvoir en sont les seuls et légitimes héritiers. La contre-révolution stalinienne est en place, entretenant une mystique léniniste totalement opposée au militant révolutionnaire marxiste qu’était Lénine.

Staline tourne totalement le dos à la politique internationaliste qui avait été jusque là celle du parti bolchevik. Fin décembre 1924, il lance le mot d’ordre : « socialisme dans un seul pays ».

La dictature stalinienne qui fait ses débuts en 1924 assurera son pouvoir par l’extermination des révolutionnaires en URSS et y compris à l’extérieur. Zinoviev et Kamenev, qui ont aidé Staline à s’imposer au pouvoir à la mort de Lénine, sont condamnés à mort lors du premier procès de Moscou, en 1936. Trotsky, qui n’a jamais cessé le combat contre le stalinisme, est assassiné au Mexique en aout 1940. Se mettant au service de la bourgeoisie internationale pour sauvegarder son propre pouvoir, le stalinisme stérilisera pour des décennies le mouvement révolutionnaire marxistes international. Comme l’écrivait Félix Morrow dans Révolution et contre révolution en Espagne « Le socialisme dans un seul pays, c’est la révolution nulle part ailleurs ».

Daniel Minvielle

Août 1917: situation explosive, le Coq rouge et la montée des bolchéviks

L’échec lamentable du coup d’État de Kornilov a été le fruit d’une montée ouvrière immense, équivalente par son ampleur au recul après les journées de juillet. Le parti bolchévik, groupe propagandiste, va ainsi devenir une force de masse en quelques mois. C’est aussi une période de violents sabotages par tout ce que le pays compte de patrons et de professionnels liés à eux qui lock-outent, détruisent les machines, inondent les mines, etc., créant une réelle menace de famine.

Nous sommes en août 1917. Le « Coq rouge » de l’insurrection paysanne se réveille. Les moujiks ne veulent plus subir la « main noueuse de la faim » des classes dominantes pour étouffer la révolution. Ils ne demandent plus rien aux SR censés les représenter, ils vont eux-mêmes occuper les terres, les jardins fruitiers, couper le bois voire, bien que cela ne fasse pas l’unanimité entre eux, brûler les manoirs des propriétaires, même cadets ou libéraux.

Parallèlement, le lien se fait peu à peu et naturellement entre ouvriers politisés des villes et soldats qui se mélangent au front, mais aussi par l’enrôlement de paysans qui y rencontrent des agitateurs bolchéviks et retournent dans leurs villages non plus taiseux mais « parleurs » et bolchéviks, créant même des comités de paysans révolutionnaires.

Le contrôle ouvrier

Dans les villes, les ouvriers, qui avaient comme habitude de sortir des usines les chefs détestés en brouette, font face maintenant ouvertement à leurs patrons et administrateurs partisans du nouveau régime, qui se conduisent comme les pires des contremaîtres et policiers du tsarisme, en menaçant les ouvriers de les envoyer au front.

Les grèves se multiplient pour les salaires, les 8 h et sur tous les sujets (on exige par exemple de ne plus être tutoyé au travail, les garçons de café refusent les pourboires…) Mais cette fois, rien de spontané ! Ce sont les comités d’usines où dominent les bolchéviks qui dirigent et politisent ces conflits.

Ils sont maintenant au nombre de 400 000, surtout dans les usines et au front. Et s’ils exigent le contrôle ouvrier et la nationalisation des industries du sucre, du pétrole, de la métallurgie (entre des mains étrangères ou pas), ils ne parlent pas d’expropriation des capitalistes tant que les travailleurs ne sont pas encore prêts à diriger les usines.

Mais ils ont un excellent professeur, la vie elle-même. Et lorsqu’ils se retrouvent à ne plus pouvoir contrôler que des « murs » vides, les patrons s’étant enfuis avec les responsables et souvent la caisse, les ouvriers prennent les usines et les font tourner eux-mêmes, sans patrons, mais avec une « discipline fraternelle » jamais vue.

Rôle de Lénine dans la rupture avec les social-patriotes

Lénine, depuis sa cachette, s’informe sur l’état d’esprit des masses. Il sent qu’elles sont plus à gauche que le parti et le parti plus à gauche que sa direction. Celle-ci, cette vielle garde des bolchéviks, de même qu’elle a difficilement accepté ses Thèses d’avril, a du mal à rompre avec le raisonnement de « la révolution bourgeoise d’abord » et donc avec le soutien au gouvernement socialiste de la bourgeoisie nationale de Kerenski, les social patriotes, et à défendre la prise du pouvoir par les travailleurs dans les soviets. Comme l’écrivait Trotski :

« Lénine exigeait catégoriquement une rupture, non seulement avec le libéralisme bourgeois, mais avec tous les partisans d’une « défense nationale ». Il organisait la lutte à l’intérieur de son propre parti contre ces « vieux bolchéviks » qui avaient déjà joué plus d’une fois un triste rôle dans l’histoire de notre parti en ressassant sans rime ni raison une formule apprise par cœur au lieu d’étudier, dans son originalité singulière, la réalité nouvelle, vivante.

Des millions d’ouvriers et de paysans ignoraient encore notre parti, ne l’avaient pas encore découvert, ne savaient pas qu’il exprimait leurs tendances et, en même temps, notre parti ne comprenait pas encore toute sa puissance virtuelle ; c’est pourquoi, le parti se trouvait « cent fois plus à droite » que les ouvriers et les paysans.

Il fallait procéder au rassemblement, il fallait montrer au parti les millions d’hommes qui avaient besoin de lui, il fallait montrer le parti à ces millions d’hommes. On devait éviter de courir trop devant, mais on ne devait pas rester en arrière. Il était nécessaire de donner de patientes et persévérantes explications.

Lénine voyait, entendait et sentait avant tout l'ouvrier russe, cette classe ouvrière dont le nombre avait considérablement augmenté, qui n'avait pas encore oublié l'expérience de 1905, qui avait passé par l'école de la guerre, qui en avait connu les illusions, qui avait éprouvé les hypocrisies et les impostures de la défense nationale, et qui était prête maintenant à supporter les plus grands sacrifices et à risquer des efforts inouïs.

Il sentait l'âme du soldat, du soldat abasourdi par trois ans d'un carnage diabolique – sans raison et sans but –, du soldat éveillé par le tonnerre de la révolution et qui se disposait à prendre sa revanche de toutes (…) les humiliations, de tous les affronts, par une explosion de haine furieuse qui n'épargnerait rien.

(Lénine) entendait et sentait le moujik qui traînait encore les entraves d'un servage multiséculaire et qui, maintenant, grâce à la violente secousse de la guerre, avait aperçu pour la première fois la possibilité de prendre sa revanche sur tous les oppresseurs, les esclavagistes, les seigneurs : revanche épouvantable, implacable. »

Voilà ce qu'entendit et vit Lénine, voilà ce qu'il sentit physiquement, avec une irrésistible netteté, avec une certitude absolue, lorsque, après une longue absence, il prit contact avec le pays saisi par les spasmes de la révolution.

Et ce même Lénine de dire à l’adresse des socialistes du gouvernement :

« Imbéciles, vantards, crétins ! Vous pensez que l'histoire se fait dans les salons où de petits parvenus démocrates traitent familièrement, “ amis comme cochons ”, des libéraux titrés (…), de petits avocats de province, apprennent à baiser vivement les fines mains des Altesses ? Imbéciles ! Vantards ! Crétins !

L'histoire se fait dans les tranchées où le soldat, possédé par le cauchemar, par l'ivresse de la guerre, plante sa baïonnette dans le ventre de l'officier, et, ensuite, cramponné aux tampons d'un wagon, fuit vers son village natal pour y allumer l'incendie, pour planter “ le coq rouge ” sur le toit du propriétaire. » Lénine, p.64-67 puis 73-74

Lénine écrit alors une brochure que les bolchéviks diffusent massivement, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer. Et ce alors que leurs imprimeries ont été fermées, certains de leurs dirigeants arrêtés. Car les comités d’usines trouvent le moyen de tout faire tourner, même quand c’est interdit, même quand il faut un peu forcer la main aux récalcitrants ! Plus que jamais, la liberté de la presse est imposée par la rue.

Là, encore une fois, Lénine dénonce le gouvernement Kerenski qui ne fait rien pour les problèmes vitaux de la population : la terre, la paix, le pain et la liberté pour toutes les nations opprimées, car il lui faut satisfaire la bourgeoisie patriote et sa guerre.

Lénine ne demande rien à ce gouvernement. Il le démasque, et appelle les masses à continuer à faire ce qu’elles font, à prendre leurs affaires en main, démocratiquement, en chassant l’ancienne bureaucratie de ses fonctions dans les villes et les campagnes, à ouvrir les livres de comptes des grands patrons, à les taxer, à sanctionner durement les récalcitrants, à récompenser les employés au service de la révolution. Une des façons de contraindre le personnel bourgeois à travailler et non plus à saboter ou à s’enfuir était de le faire surveiller par des militants souvent bolchéviks appelés « commissaires ». Nous en entendrons parler plus tard.

Des milices ouvrières et gardes rouges seront aussi mises en place pour contrôler les usines, protéger ceux qui se battent, en particulier dans les quartiers ouvriers : 10 000 en juillet, 20 000 en octobre, dont des femmes et des jeunes.

Car il s’agissait de tenir en se préparant pour s’emparer du pouvoir, en construisant ce que Lénine appelle momentanément la « dictature révolutionnaire de la démocratie dirigée par le prolétariat révolutionnaire » en temps de guerre. Car c’est la guerre de classe, et la guerre tout court.

Dernières gesticulations des socialistes de coalition puis de contre-révolution

Le gouvernement de Kerenski, qui voit qu’il perd tout soutien dans le pays alors que dans les soviets et comités d’usines, de paysans et de soldats où tout se joue, les bolchéviks deviennent majoritaires, veut contester leur légitimité. Il convoque alors des assemblées, des sortes d’États généraux du pays, la Conférence démocratique, puis un Pré-Parlement mi-septembre. Il s’arrange pour que les classes possédantes y soient surreprésentées et les bolchéviks en minorité. Dans le parti bolchévik, il y a débat sur y participer ou non.

Finalement, les bolchéviks y sont allés pour dire ce qu’ils avaient à dire. Ils avaient à leur tête Trotski, libéré par les marins en août, déjà parmi les plus appréciés des dirigeants bolchéviks et en septembre, à nouveau Président du très combatif Soviet de Petersburg, 12 ans après l’avoir été de celui de Saint Petersburg.

C’est encore une illustration de ce parti rompu au débat démocratique, que d’accepter dans ses rangs et à sa direction un militant issu d’une autre histoire, parvenu par d’autres voies aux mêmes conclusions révolutionnaires.

Ainsi, la Conférence démocratique du 27 septembre est une tentative de, comme ironise Trotski, la « fine fleur de la nation » du gouvernement et ses alliés, bavarder encore dans les salons en attendant que la contre-révolution ou les Alliés en finissent avec tout ce désordre, comme certains le demandent même ouvertement. Trotski, à la tête de la délégation bolchévique, répondit à leur sincère inquiétude sur ce qui allait se passer, la probable prise du pouvoir par les travailleurs défendue par Lénine, que ce serait « une bagatelle, un petit coup de révolver ». Et il finit par un appel aux masses à s’organiser encore plus audacieusement pour tout le pouvoir aux Soviets, soulevant les insultes de tout ce monde policé et outré par ses mots sauvages de bolchévik !

Dans le même temps, les troupes de Kerenski tiraient sans ménagement sur les soviets de paysans insurgés à Kalouga, Kazan, Tambov… Les sabotages et les grèves continuaient, acharnés. A une nouvelle conférence de ce type en octobre, Trotski fera une courte intervention pour les bolchéviks en disant à tous ces socialistes et autres démocrates d’aller « rejoindre leur place dans la poubelle de l’histoire », avant de partir préparer l’insurrection qui urge.

Le rôle du parti

Le rôle du parti est alors essentiel. Car si la « vapeur » existe, la colère des masses, leur mobilisation à l’arrière comme au front, dans les villes centrales comme dans les campagnes périphériques ; si on est arrivé à un point où la classe dirigeante est désorientée et son gouvernement valet discrédité, ce parti est là pour « expliquer patiemment » par l’agitation, par l’action, en organisant toutes les classes opprimées pour la prise du pouvoir. Le militant anarchiste et communiste Victor Serge l’explique ainsi :

« Ce que veulent confusément les marins de Cronstadt, les soldats de Kazan, les ouvriers de Petersburg (…), de partout, les paysans saccageant les demeures seigneuriales, ce qu’ils veulent tous sans avoir la possibilité d’exprimer nettement leurs aspirations, de les confronter avec les possibilités économiques et politiques, de s’assigner les fins les plus rationnelles, de choisir les moyens les plus propres de les atteindre, de choisir le moment le plus favorable à l’action, de s’entendre d’un bout à l’autre du pays, de s’informer les uns les autres, de se discipliner, de coordonner leur effort innombrable, de constituer en un mot, une force uniquement intelligente, instruite, volontaire, prodigieuse, ce qu’ils veulent tous, le parti l’exprime en termes clairs, et le fait. Le parti leur révèle ce qu’ils pensent. Le parti est le lien qui les unit entre eux, d’un bout à l’autre du pays. Le parti est leur conscience, leur intelligence, leur organisation. » L’An I de la révolution russe.

C’est simplement ce que Marx expliquait dans le Manifeste quand il disait que « les communistes n’ont pas d’intérêts distincts de ceux du prolétariat tout entier ».

L’insurrection

Il n’est plus possible en octobre, cela devient évident à des millions d’opprimés, de faire les réformes indispensables (avoir la terre, le pain, la paix et la liberté) sans prendre eux-mêmes le pouvoir des saboteurs et des fauteurs de guerre, avant la liquidation de la révolution par les meilleures armées du monde aux portes de la Russie. Le parti bolchévik va alors devoir affronter un nouveau problème, la prise du pouvoir.

Jamais le prolétariat n’avait pris le pouvoir, à l’exception des presque trois mois de la Commune de Paris. Il n’y avait donc aucun précédent sur comment s’en emparer, le détruire, en construire un autre et le garder. Les textes de Marx et Engels, précieux acquis du mouvement ouvrier, pouvaient guider mais non remplacer la vie et l’expérience des masses en Russie.

Si la prise du pouvoir ne pouvait être que massive, son organisation concrète ne pouvait être que l’œuvre d’une poignée d’hommes et de femmes prenant par surprise l’État major politique et militaire de la bourgeoisie et de ses alliés socialistes.

Ce travail a été paradoxalement facilité par l’attitude plus qu’ambiguë du gouvernement qui a une fois de plus déplacé des troupes de Petersburg vers le front ou le sud, exposant au feu des troupes ennemies cette ville rouge. Les comités de soldats et de la flotte, méfiants, ont refusé ce déplacement. Les bolchéviks en ont profité pour exiger un Comité de défense pour soi disant contrôler le bien fondé des mouvements de troupes sous l’égide du Soviet. Cela a engendré le CMR, Comité Militaire Révolutionnaire présidé par Trotski, et dont la mission sera, non de sauver la patrie russe, mais d’organiser militairement – et donc en partie secrètement - l’insurrection du prolétariat.

Sur le plan technique, cela n’a pas été le plus difficile. Les masses avaient appris à s’organiser partout, en ville, au front, avec leurs comités, leurs commissaires, et même militairement avec les Gardes rouges qui multiplient les cours dans les usines et les quartiers.

Quand par exemple, les standardistes télégraphes de Petersburg, sous les ordres d’élèves officiers réactionnaires, se sont mises en grève empêchant des communications indispensables, des gardes leur ont fait comprendre à l’aide de deux petits canons placés à l’entrée du centre comment mieux collaborer à l’intérêt collectif…

Le plus difficile a été à nouveau de vaincre les hésitations au sein même de la direction du parti. Zinoviev et Kamenev ont refusé la décision du parti de mettre l’insurrection à l’ordre du jour pour la veille du Congrès panrusse des Soviets du 26 octobre. Ils ont même été jusqu’à démissionner au moment le plus crucial, éventant l’insurrection et la mettant en danger, pour se raviser ensuite, préférant avoir « tort avec les travailleurs que raison sans eux ».

Dans le parti, encore une fois, la discipline militante n’a pas été le fait d’autorités morales ou hiérarchiques, mais du débat ferme. C’est l’intérêt commun qui le ressoudait, et non la contrainte.

Finalement, la prise du pouvoir se fera le 25 octobre 1917, presque naturellement et sans effusion de sang, par l’occupation rapide, discrète et musclée de tous les points névralgiques de la capitale en même temps par des travailleurs armés et leurs organisations. Le seul coup tiré l’a été depuis le croiseur Aurore au large de la Neva à Petersburg, une sommation symbolique qui n’a rien détruit ! L’insurrection sera plus difficile à organiser à Moscou, mais elle y sera victorieuse aussi.

C’est cette relative facilité qui a fait naître le mythe du Coup d’État bolchévique. Si c’en était un (l’heure exacte et les lieux ne pouvaient être connus de tous), il n’a pu être construit et mené que par une action très concertée et collective, avec la complicité active et consciente de milliers d’anonymes, gardes, paysans, soldats, ouvriers, hommes et femmes.

Le deuxième Congrès des Soviets et la prise du pouvoir par les bolchéviks

Le lendemain, le 26 octobre donc, le 2ème Congrès panrusse des Soviets a comme prévu et sous bonne garde entériné la prise du pouvoir par les soviets et la fin du gouvernement provisoire. C’était aussi la fin de la dualité des pouvoirs et de l’ancien Soviet qui avait tergiversé à prendre le pouvoir et refusé de gouverner sans le gouvernement socialiste. Quant à Kerenski, il va s’enfuir et se mettre à la tête de troupes contre le nouveau régime. Piteusement vaincu, il disparaîtra en exil.

Il y a ce jour-là un Congrès des Soviets de 650 délégués, une assemblée jamais vue dans l’histoire du XXème siècle. Une assemblée, non d’hommes riches et instruits portant costume, mais une assemblée plus jeune, « grise » et sale, comme les capotes de soldats, les blouses des paysans et des ouvriers fatigués et exaltés qui s’y pressent. Parmi les orateurs, il y a Lénine, le doyen, 47 ans, dont c’est la première apparition publique depuis juillet. Il est ovationné. Sans pathos, il commence son intervention en disant : « Et maintenant, nous allons commencer l’édification de la société socialiste ».

Le gouvernement soviétique qui va être aussitôt instauré, ne fait que légiférer sur ce que les masses ont déjà imposé. Il votera un décret sur la paix et un appel aux peuples à se soulever contre leurs dirigeants en Europe et à rejoindre la révolution. Car en aucun cas la révolution ne pourra réussir seule. Les révolutionnaires en sont convaincus. Ils publient des traités secrets qui montrent que les Alliés sont avides de conquêtes, et non de démocratie ni de paix.

On vote aussi un décret pour la terre à qui la travaille (donc, pas sa collectivisation qui n’est pas encore à l’ordre du jour pour les moujiks). Et un décret sur le contrôle ouvrier instauré aussitôt partout. Ces mesures seront suivies d’autres tout aussi importantes et urgentes pour les masses comme celle sur l’annulation de toutes les dettes, le monopole bancaire entre les mains de l’Etat soviétique.

Elles seront suivies du décret sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, même s’il fait débat. Car la région de l’Ukraine par exemple, fait sécession derrière des nationalistes bourgeois. Mais il fallait en finir avec la domination des Grands-russes (le peuple dominant en Russie). La moitié des habitants de la Russie n’en faisaient pas partie. C’étaient des minorités opprimées. 650 mesures discriminaient les Juifs qui n’avaient par exemple pas le droit de posséder la terre ou de vivre ailleurs que dans des ghettos, pas le droit de parler leur langue, etc.

Permettre à toutes les nationalités et minorités de décider de leur sort, de rester liées à la Russie ou de s’en séparer, était une étape démocratique indispensable pour des peuples sous le knout tsariste depuis des siècles. Ces mêmes peuples comprendraient par la suite que les nationalistes qu’ils avaient suivis serviraient de base arrière aux Armées blanches et aux contre-révolutionnaires de tous les pays, sans aucune mesure en faveur des ouvriers et des paysans, en encourageant à nouveau des pogroms de Juifs et d’autres minorités. Ces nationalités rejoindront d’elles-mêmes l’URSS en 1922.

La Constituante mort née

Bien-sûr, au moment de constituer le gouvernement, tous les politiciens de l’ancien régime, des plus à droite aux socialistes menchéviks et SR, ont dénoncé le nouveau gouvernement issu du Congrès, -appelé d’un nom qui sentait la poudre, le gouvernement des Commissaires du Peuple-, uniquement composé de bolchéviks dont Lénine, Trotski, Staline, Kollontai…

Ils ont aussitôt crié à la dictature et réclamé à grands cris la fameuse Constituante qui devait résoudre tous les problèmes… Malgré le contexte extrêmement agité, les élections ont eu lieu dès novembre. Dans le parti, il y a eu à nouveau discussion pour déterminer si les bolchéviks et leurs alliés socialistes révolutionnaires de gauche (avec la sympathie d’anarchistes) étaient légitimes pour gouverner sans les socialistes de l’ancien régime? Et s’ils devaient ou non participer à cette Constituante ?

Dans les élections à la Constituante, ce sont les SR qui ont été majoritaires, représentants de la vaste masse des paysans (même si une partie d’entre eux, sous la pression de la révolution, a rompu avec leur direction SR et constitué les SR de gauche proches des bolchéviks, sans avoir le temps d’être représentés à ces élections. Les bolchéviks ont été ultra majoritaires dans la classe ouvrière, mais elle était minoritaire dans le pays).

La droite contre révolutionnaire et les socialistes ses complices, étaient convaincus que leur légitimité par les urnes les remettrait naturellement au pouvoir pour faire ce qu’ils rêvaient de faire (ou voulaient laisser faire à la réaction nationale ou internationale) : rétablir l’ordre et liquider la révolution. Lors de la première séance de la Constituante le 19 janvier 1918, ils ont encore une fois bavardé et attendu en ne prenant aucune décision voulue par les masses. Les bolchéviks y ont lu une Déclaration aux peuples opprimés. Les menchéviks et les SR ont quitté la salle, certains d’entre eux exigeant le désarmement des Gardes rouges et un gouvernement sans Lénine ni Trotski !

L’heure n’était plus à la démocratie parlementaire, élitiste et hypocrite, mais à la démocratie des soviets qui légiférait et agissait directement contre les classes possédantes et la guerre, une démocratie bien supérieure. Ce sont les gardes fatigués qui surveillaient l’assemblée qui ont mis fin aux longues et stériles gesticulations de ce petit monde politique, en déclarant la séance terminée !

L’ancien monde retournait bien aux poubelles de l’histoire. Comme l’a dit Trotski en conclusion de son Histoire de la révolution russe (Tome 2), la Russie était connue avant octobre comme le pays du tsar, du pogrome, de la nagaïka. Après, elle allait internationaliser les mots comme bolchévik ou soviet !

Le problème de la paix

Cependant, le principal problème de la révolution n’était toujours pas résolu. Les grandes puissances ne voulaient pas arrêter leur guerre de rapine, surtout quand elles voyaient le front russe s’effondrer. Surtout qu’encouragées par la révolution, les fraternisations se multipliaient, la mettant en péril !

Alors, que faire ? Pas question de continuer la guerre de défense nationale de ceux qu’on venait de renverser. Mais fallait-il signer une paix séparée avec l’Allemagne après un armistice de courte durée ? Fallait-il au contraire engager une guerre révolutionnaire pour accélérer la révolution, alors que les troupes russes ne voulaient plus se battre, que le pays était économiquement saigné et de plus en plus menacé par les Armées blanches?

Lénine se bat pour que Trotski soit Ministre des Affaires étrangères, à la tête de la diplomatie russe, car il a confiance dans son appréciation d’une situation internationale qu’il connaît bien pour avoir milité dans plusieurs pays d’Europe durant son long exil. Il va se retrouver d’ailleurs à la même table que les représentants de l’impérialisme allemand qui l’avaient mis en prison.

Mais la position à avoir divise durement le parti. Lénine, partisan de la paix immédiate, est en minorité. Il accepte la position de Trotski d’arrêter la guerre sans signer la paix qui fait d’abord consensus. En effet, signer la paix immédiatement serait un soulagement pour la Russie, mais tournerait le dos aux soldats et marins allemands. En même temps, l’État-major allemand poursuit son offensive. Ses troupes avancent en Russie comme dans du beurre, les soldats russes sont épuisés. La révolution est en danger de mort !

Alors, Lénine va jusqu’à offrir sa démission du gouvernement pour exiger que la guerre soit arrêtée. Un groupe de bolchéviks derrière Boukharine, croyant que les soviets vont prendre le pouvoir rapidement et partout (il commence y avoir des soviets de soldats insurgés en Allemagne), refuse la paix et prône une guerre de conquête révolutionnaire de façon gauchiste.

Le parti aura à gérer cette très difficile crise externe en même temps qu’interne, avec un parti au bord de l’implosion au sujet de la paix. Il fera encore une fois la démonstration de sa capacité de débat et de décision, comme lors de l’insurrection. Cette fois, l’intervention étrangère de plus en plus coordonnée –et qui va bientôt mettre tous les impérialismes d’accord contre le nouveau régime soviétique- montre que Lénine avait raison.

La paix avec les brigands impérialistes est finalement signée à Brest-Litovsk le 3 mars 1918, après un armistice le 2 décembre. Elle est encore plus défavorable pour le régime soviétique que si elle avait été signée fin 1917 : il est amputé d’un tiers de sa population et de 75 % de sa production de fer et d’acier. Mais le débat devait être tranché encore une fois par les faits et une discussion franche dans le parti.

Révolution dans le mode de vie

Pour terminer, la révolution a aussi bouleversé le mode de vie de celles et ceux qui l’ont faite. Cela a donné des acquis brefs mais inégalés en matière de droits, de libertés pour les exploités, les femmes, les jeunes, sous la poussée des masses assoiffées de justice et de liberté.

Il est de bon ton de dire que le communisme ou ce qui s’en approche, comme la révolution russe, est marqué par la grisaille qui tue les individualités, les potentialités de chacun derrière la pensée et une direction unique. C’est tout le contraire que les bolchéviks au pouvoir ont essayé de faire en matière d’éducation, de culture et d’art, dans les limites de l’époque et un pays immense ravagé par la misère, la guerre puis la guerre civile.

La révolte des masses contre l’ancien ordre a en effet engendré une soif de transformations. Le gouvernement soviétique a instauré un Commissaire à l’Éducation, à la culture et à l’art, Lounatcharski, accompagné de Kroupskaïa, militante bolchévique de la première heure et compagne de Lénine. Le chantier de l’Éducation était immense, 73 % de la population ouvrière et paysanne était analphabète. On s’y attela pourtant, et le 10 décembre 1918, un décret obligea « toute personne cultivée à considérer comme son devoir d’instruire plusieurs illettrés » et plus tard, un autre à toute personne de 8 à 50 ans à apprendre à lire et à écrire « dans sa langue maternelle ou en russe, à son gré » (Il y avait en Russie 122 langues différentes !). Pour ce faire, on pouvait réquisitionner les bâtiments publics, les églises, les maisons, les salles d’usines ou de syndicats.

Dès le 29 octobre 1917, les établissements scolaires ont été mis sous contrôle de soviets d’éducation contrôlés par la population via des soviets locaux composés de représentants élus des élèves, des maîtres et de délégués du soviet de la localité, qui eux-mêmes faisaient remonter leurs initiatives à l’organisme national public, le Narkompros.

A partir de 1918, les soviets se mirent à élire les professeurs (En Russie, beaucoup étaient SR voire proches de l’ancien régime !) Pour la même raison, le système d’inspection des profs fut remplacé par un contrôle par les soviets et les curés chassés des écoles séparées de l’Église.

L’éducation fut d’entrée générale et polytechnique. Le 7 octobre 1918, un décret instaura l’école unique du travail mixte, laïque, gratuite et obligatoire, sans examens ni punitions jusqu’à 17 ans, du jardin d’enfants à l’université avec, fait nouveau dans le monde, des tentatives de crèches et d’écoles maternelles afin de libérer les femmes en particulier et leur permettre de s’instruire aussi. L’État devait fournir vêtements, chaussures et manuels, on essaya même les petits-déjeuners. Tout le personnel de l’école (concierge, femmes de service) devait recevoir une formation pédagogique. Les cours étaient théoriques mais aussi en lien avec les usines et les fermes ; dans le secondaire, par exemple, on enseignait aussi la photo et le modelage, avec des sorties…

Parallèlement, le gouvernement a voulu compléter cette éducation par le développement du théâtre et du cinéma, des bibliothèques, clubs de lecture, fêtes et l’art de l’affiche. Dans les « isbas de lecture », on pratiquait souvent la lecture collective, comme dans la rue durant la révolution. Il y eut même un décret pour la lecture à voix haute de journaux et brochures dans les campagnes analphabètes.

Les femmes n’ont pas eu besoin d’exiger le droit de vote et d’éligibilité. Elles l’ont pris, comme toute leur place dans la lutte. D’ailleurs, la première femme ministre de l’histoire a été bolchévique, Alexandra Kollontaï. Elle était féministe, défenseur de l’amour libre et du droit à la contraception et à l’avortement instaurés par le régime bolchévik dès 1918.

En décembre 1918, un décret abolit la prérogative masculine en matière familiale et parentale ainsi que l’incapacité juridique de la femme mariée. Il supprima l’indissolubilité du mariage. Le Code juridique de 1918 établit le mariage civil par consentement mutuel et permit le divorce à la demande d’un des partenaires. Il y eut égalité entre l’union libre et le mariage, entre la parenté dite naturelle et les enfants nés hors mariage. On instaura une aide à la femme seule et à ses enfants jusqu’à l’âge de 17 ans. On dépénalisa la prostitution, et plus tard, l’homosexualité.

Au Turkestan où les femmes vivaient enfermées, voilées et mariées dès l’âge de 9 ans, on exempta d’impôts les parents qui inscrivaient leurs filles à l’école. On interdit les violences, des refuges furent créés pour les victimes, femmes ou mineures.

Le 3ème Congrès des Soviets de janvier 1918 décida de respecter les nationalités et leurs particularités locales pourvu qu’elles ne se traduisent pas par des oppressions, notamment de la femme et des petites filles comme avec le port du voile, le système de la dot ou le mariage forcé.

En ce qui concerne les enfants, le 29 octobre 1917, le temps de travail fut fixé par décret à 8h quotidiennes et 48h hebdomadaires pour les adultes, mais celui des enfants de moins de 14 ans fut interdit et celui des 16-18 ans réduit à 6h par jour et le travail de nuit des femmes de moins de 16 ans interdit.

Le 9 janvier 1918, un décret supprima les tribunaux pour les mineurs de moins de 17 ans. On créa pour les aider et prévenir la délinquance, ce qui était nouveau dans le monde aussi, des foyers et orphelinats, mais aussi des maisons d’éducation ou des ateliers de vie collective.

Sous le tsarisme, les athées étaient condamnés au bagne. Le 20 janvier 1918, le nouveau régime décréta la religion affaire privée, donc, la liberté de conscience et de culte et les actes civils exécutés exclusivement par les autorités civiles. C’est alors que de nouveaux noms sont nés comme Oktobrina, Revolutsia, Marlen (comme Marx-Lénine)…

Le régime encouragea aussi la science et la recherche bien que beaucoup de spécialistes aient refusé de collaborer avec lui.

Les arts ont foisonné, et de riches débats sur l’art d’avant-garde ou l’art traditionnel ont animé les pièces de théâtre et autres spectacles (dont le cinéma, très moderne pour l’époque), comme les peintures murales ou affiches où se révélèrent des artistes comme le poète et dramaturge Maïakovski, les peintres Chagall ou Kandinsky… Leur art a été particulièrement novateur car durant ces premières années soviétiques, ils avaient une entière liberté de créer, dans une société en profond bouleversement.

Conclusion :

Cette révolution est riche d’enseignements que nous revendiquons. Elle est allée très loin par la force émancipatrice des masses et du parti bolchévik. Il fallait l’abattre. Staliniens puis bourgeois en ont donc fait des caricatures repoussantes.

Non, à la base du parti révolutionnaire qui a pris le pouvoir en Russie, il n’y avait pas un noyau de conspirateurs doctrinaires. Il y avait un parti appuyé sur les masses, sentant leurs besoins et en lutte pour la plus large démocratie, pour rendre le mouvement des masses conscient de lui-même et de sa force. Les masses combatives, même si avec des hauts et des bas, en ont été la « vapeur » indispensable.

Ce parti ne faisait pas de chaque décision une règle infaillible pour tous les temps qu’il faudrait asséner constamment. Il prenait des mesures pragmatiques, apportant des réponses concrètes aux différentes situations après les avoir collectivement analysées en fonction d’un but : le renversement du capitalisme, la prise du pouvoir par les travailleurs, avec la méthode du matérialisme historique.

C’est en ce sens que Trotski disait que le parti n’est pas qu’une association de propagande, pas plus que seulement une organisation d’action. Il écrit dans le Programme de Transition en 1938 que c’est « essentiellement en s’intégrant dans la lutte réelle des classes, en étant partie prenante dans les conflits partiels que l’organisation (le parti) peut s’implanter et travailler au regroupement des travailleurs en classe consciente. »

Rien à voir avec un « parti guide » au régime de caserne, muselant toute décision collective par des manœuvres d’appareil de petits ou grands chefs autoproclamés. Son autorité venait de son lien démocratique avec les masses et dans ses propres rangs, en respectant les rythmes, en les poussant, en menant les débats collectivement, par des engagements humains et d’idées et non la contrainte physique ni morale.

Les militants bolchéviks étaient profondément attachés au débat ouvert d’idées, même sévère. C’est ce qui a fait aussi que des personnalités très diverses et fortes ont pu militer ensemble tout en tranchant des problèmes très graves de façon vigoureuse.

La classe exploitée a besoin d’un parti pour organiser ses luttes. Mais elles peuvent exister sans lui. Là où le parti est indispensable, c’est pour l’analyse, l’étude des rapports de forces économiques, sociaux, par sa connaissance collective, son expérience accumulée à l’aide de l’outil de la théorie marxiste, des hommes, des événements dans leur perpétuelle transformation, à l’écoute de ce qu’impose aussi la vie, l’incroyable intelligence « détermination, passion, imagination » des masses en lutte, comme disait Lénine. Un parti dont la tactique et la stratégie ne sont ni totalement pragmatiques, ni du tout doctrinaires, mais en fonction des besoins et des possibilités du combat.

Les dirigeants bolchéviks s’étaient appropriés de ce qu’il y avait de meilleur dans la lutte des classes de l’Europe de leur temps, militant ouvertement, clandestinement ou en prison, selon les circonstances.

L’internationalisme ouvrier était leur marque de fabrique. Ils combattaient donc le chauvinisme, le repli sur ses frontières ou sur sa communauté, autant qu’ils méprisaient l’étroitesse d’esprit, les professeurs et autres érudits bavards et prétentieux de salon, le carriérisme, la mise en avant personnelle, sans sous-estimer, bien au contraire, le rôle que chaque individu peut jouer, en particulier à des moments cruciaux de l’histoire.

Ils voulaient, et leur parti en était l’outil, encourager autour d’eux à s’approprier le meilleur de la culture de leur temps, rendre les masses conscientes de leur rôle émancipateur, elles, dont le dévouement et l’esprit créatif sont sans limite quand elles sont libérées du fil à la patte vis-à-vis de forces réactionnaires démocratiques bourgeoises et qu’elles font, comme nous le disons aujourd’hui, elles-mêmes de la politique, leur propre politique, contre les routines d’appareil, contre les conformismes sociaux, contre les puissants, acteurs de la transformation radicale de leur vie.

Aujourd’hui, il existe des bases bien plus larges que celles de la Russie tsariste pour faire un tel parti. La classe ouvrière et salariée est plus nombreuse et éduquée dans le monde, la communication bien plus rapide avec les réseaux sociaux. L’économie encore plus mondialisée, rend les bases pour le socialisme encore plus mûres.

L’expérience de la révolution russe nous est donc indispensable pour comprendre comment peut se construire un tel parti, comment il a pu s’emparer du pouvoir –même s’il n’a pas pu le garder, on en discutera à la prochaine formation-.

Une nouvelle révolution, dans un monde transformé, avec une classe ouvrière et exploitée encore plus moderne, un parti digne du XXIème siècle, aussi démocratique que révolutionnaire, se hissant sur les épaules de l’expérience de celui d’octobre, est à l’ordre du jour. Et nous voulons y contribuer.

Monica Casanova

Lors de cette campagne présidentielle, nous avons présenté un ouvrier, militant anticapitaliste. Dans nos réunions, dans nos meetings, dans notre campagne plus largement, on nous demande ce que nous voulons faire si nous arrivons à détruire le capitalisme, ce qu'il faut faire pour y arriver.

Lorsque Philippe parle d’un outil pour faire nous-mêmes de la politique, nous, ceux d’en bas, non seulement répondre aux coups qui nous sont donnés mais montrer qu’il est possible de tout changer nous, les exploités, un exemple de ce que cela pourrait être nous est donné par les bolchéviks pendant la révolution de 1917.

Ce parti a été l'instrument de la conquête du pouvoir par les travailleurs, et c’est à ce titre que cette expérience unique nous intéresse, bien sûr en tenant compte que nous ne sommes pas du tout dans le même contexte.

Il y a une nécessité aujourd'hui, en tant que militants révolutionnaires, de revenir sur ces événements et sur la politique du parti bolchévik. Le stalinisme a en effet fait du marxisme sa négation, d'une étude scientifique et de la compréhension des faits et de leurs relations, il l’a transformé en idéologie doctrinaire et totalitaire. Staline sera d'ailleurs lui-même la négation de la révolution d'octobre comme on le verra dans le prochain topo.

Pour se dégager des caricatures qui ont été faites de la révolution de 1917 (parti infaillible et unique avec son chef, coup d’État violent d’octobre…), il nous faut nous repencher sur la révolution russe de 1917. Cela nous permet notamment de voir ce qu'a pu être le lien entre les travailleurs et un parti révolutionnaire, lien qui va dans les deux sens : le parti influençant la politique des travailleurs, et l'activité révolutionnaire démocratique des travailleurs influençant la politique du parti.

Lors de cet exposé, nous vous parlerons de l'année 1917 où deux révolutions ont eu lieu coup sur coup. Nous essayerons de montrer pas à pas quelle fut la politique des révolutionnaires à la lumière des événements, et comment, grâce à la méthode de Lénine, en menant des débats à la lumière d'une lutte des classes portée à son paroxysme, a été possible la première expérience de pouvoir des travailleurs menée par un parti ouvrier révolutionnaire moderne, de masse.

Dans une première partie, nous parlerons de la révolution de février 1917, de l'abolition du tsarisme et des évènements politiques qui l'ont suivie jusqu'à la tentative de coup d'État réactionnaire d’août 1917, et ensuite, on présentera la révolution d'octobre et la prise de pouvoir par les travailleurs en Russie.

Après 1905...

Après 1905, le tsarisme va réussir à opérer un mélange habile de concessions (Douma législative, promesse du suffrage universel) et de répression brutale, notamment envers les sociaux-démocrates. Pour les libéraux, c'est-à-dire le parti des Cadets, c'est l’espérance d'une nation libérale et prospère, au système représentatif, malgré une monarchie tsariste, qui semble se réaliser.

Le mouvement ouvrier est, quant à lui, largement défait et il faudra attendre les prémisses de la guerre pour qu'il reprenne. Les bolchéviks, s'ils ont connu une croissance jusqu'à 70 000 militants en 1907, retombent à moins de 10 000 et nombreux de leurs cadres sont en exil ou en prison.

Les socio-démocrates et les révolutionnaires tirent les bilans de 1905. Notamment, la question du lien à construire entre les ouvriers et les soldats et aussi, toute la paysannerie reste fondamentale

Où en est cette masse paysanne ? Elle reste très largement majoritaire dans le pays. La nouveauté c'est que depuis 1906, la réforme Stolypine donne le droit à certains paysans de s'accaparer un lot de terre contre l'avis de la « commune paysanne ». Cela va créer peu à peu une classe de paysans riches, les koulaks. Majoritaires dans le pays cependant, les paysans pauvres le seront aussi à la guerre. C'est plus de 10 millions de paysans qui seront envoyés à la guerre.

Politiquement, la paysannerie, se range toujours traditionnellement derrière les représentants socialistes-révolutionnaires (SR), les premiers à avoir mené une politique envers elle, qui élaborent l'idée qu'une révolution socialiste « à la russe » est possible en s'appuyant sur les communautés paysannes déjà existantes. Pourtant, la paysannerie n'a rien reçu des promesses de réforme agraire en 1905.

Pour le prolétariat, la défaite de 1905 et la réaction qui va suivre vont provisoirement geler les revendications ouvrières et donner de l'influence aux menchéviks en période de reflux des luttes.

En 1912, pendant le début de la reprise massive des grèves politiques, après scissions et réunifications, les bolchéviks vont au bout de leur logique. Ils se constituent de fait en parti autour du journal la Pravda et se dotent d'un Comité central.

La Russie tsariste face à la guerre

La Russie est un grand pays mais uniquement un maillon de la chaîne capitaliste. En entrant dans la guerre, elle va en fait payer le droit d'être l'alliée des grands pays européens et des bourgeoisies qui sont les principaux investisseurs en Russie et lui assurent son développement économique. La bourgeoisie pousse également à la guerre car elle pense qu'en participant aux côtés de la monarchie à celle-ci, elle pourra négocier des réformes démocratiques. C'est aussi pour beaucoup une chance de développer une industrie de guerre.

1914 : la guerre

L'armée Russe est celle d'un pays arriéré composée de moujiks illettrés et à peine formés ; seul son immense territoire et ses steppes gelées sont une arme efficace. Rapidement, la Russie va enchaîner les défaites. Au cours de la guerre, elle perdra 2,5 millions de soldats au combat. Pour les masses paysannes mobilisées, c'est une absurdité morbide. Vers 1916 un soldat dira, pour résumer l'attitude de l'armée face à la guerre : « Tous, sans exception, ne s'intéressaient qu'à la paix. Quel serait le vainqueur ? Qui donnerait la paix ? C'était le moindre des soucis de l'armée, elle voulait la paix à tout prix car elle était lasse de la guerre ».

Les retraites successives finissent de démoraliser les troupes qui comprennent que pour les alliés anglo-français, la Russie est un vivier d'hommes inépuisable pour focaliser une partie de l'armée allemande sur le front Est. De plus, le turn-over fait également envoyer au front des ouvriers, et parmi eux, des révolutionnaires, ce qui amène des agitateurs sur le front.

Pourtant, pour la bourgeoisie nationale, cette guerre est une aubaine. Les millions investis dans l'armement et l'industrie de guerre par la monarchie lui vont directement dans les poches.

Pendant que des milliers de soldats meurent au front, et qu'à l'arrière les difficultés d'approvisionnement font craindre des famines, dans les cercles bourgeois, on danse dans les salons.

Mais cette « Belle époque » est de courte durée tant l'armée russe essuie défaite sur défaite. Le tsar Nicolas II est très fortement décrié, tant du côté des masses populaires qu'au sommet. Trotsky dira du tsar: « Les vues du Tsar ne s'étendent pas au-delà de celles d'un médiocre fonctionnaire ».

C'est un fataliste, un autocrate tout à fait médiocre, facilement sous influence, dont celle de sa femme, elle-même sous l'influence de Raspoutine. Ce tsar va écouter l'aile la plus réactionnaire, ultra-chauvine, qui le convainc de ne pas faire de concessions, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Il est tellement impopulaire qu'il frôle une révolution de palais, c'est-à-dire un complot de sa « Cour » pour le remplacer.

En fait, comme dira Trotsky « peu sûre d'elle, la monarchie cédait l'honneur d'étouffer le Tsar à la bourgeoisie, qui elle-même n'était pas beaucoup plus résolue » !

Malgré impopularité du tsar, le début de la guerre a donné évidemment l'occasion d’une Union sacrée, et en contrepartie, une répression brutale de tous ceux qui ne s'y joignaient pas, notamment les bolchéviks.

Dans les usines c'est l'occasion pour les patrons de reprendre confiance face aux ouvriers grévistes. C'est un coup d'arrêt brutal au mouvement révolutionnaire et au mouvement ouvrier. C'est une Union sacrée entre la Douma et la monarchie, et même à l'intérieur de la Douma, entre tous les partis. Même le parti bolchévik d’ailleurs ; au début de la guerre, écrasée par la répression et soumise au chantage des libéraux à la Douma, sa fraction ne va pas s'y opposer clairement à la guerre (en disant « protéger le peuple contre les attaques d'où qu'elles viennent »). Mais finalement, avec les menchéviks, ils vont voter contre les crédits de guerre.

La faillite de la II internationale

La seconde internationale regroupait tous les partis sociaux démocrates. La guerre va signifier sa faillite. Dans chaque État occidental, ses partis membres vont s'aligner sur l'Union sacrée et donc, de fait, puisqu'elle soutient les oppositions nationales et non de classe, faire voler en éclats cette « Entente internationale des travailleurs ». Un courant internationaliste, pacifiste, apparaît et se formalise lors de la conférence de Zimmerwald. Les bolchéviks russes en sont partie prenante, ainsi que des révolutionnaires comme Trotski, et c'est de ce courant que naîtra plus tard la III internationale.

Donc, en Russie, rapidement, le parti bolchévik est le seul parti qui va mener une propagande anti-guerre au sein des masses. Cela leur vaudra l'exclusion de la Douma. Le parti bolchévik a l'avantage de sa constance. Ses membres sont des cadres aguerris à la clandestinité et il s'est doté d'un cadre organisationnel stable.

Dans le mouvement ouvrier, face au durcissement patronal et à la difficulté de la vie liée à la guerre, les grèves politiques reprennent dès la fin 1915.

Ces grèves croisent les revendications sociales (salariales, approvisionnement et vie chère) avec les revendications politiques (arrêt de la guerre), puisque les grévistes et le prolétariat le plus avancé voient bien que les deux sont liés.

Dans le topo précédent, nos camarades ont expliqué que les menchéviks et bolchéviks s'étaient notamment divisés sur la question de l'unification de la lutte « économique » et de la lutte « politique ».

Les seconds, les bolchéviks, étaient donc convaincus de la nécessité d'unir les luttes sociales et politiques pour faire progresser le prolétariat dans la conscience de sa nécessité de poser la question du pouvoir pour, à terme, s'en emparer.

23 février 1917

La situation sociale est donc particulièrement tendue en Russie.

L'inflation est là, les difficultés d'approvisionnement entraînent tous les jours des queues interminables devant les boulangeries, en plein hiver russe, entraînant un rejet de plus en plus massif de la guerre. Néanmoins, en cette fin de mois de février, nous ne sommes pas au cœur d'un mouvement de grève qui s'étend à une grève générale.

Le 23 février, c'est la journée internationale du droit des femmes (dans le calendrier russe). La plupart des sociaux démocrates ont prévu les défilés traditionnels, tandis que les suffragettes, de classe plutôt aisée, manifestent en ville pour le droit de vote des femmes.

Et même, le comité bolchévik de Vyborg, au cœur du quartier ouvrier de Petersburg, pourtant un des plus avant-gardistes, préconise de ne pas faire grève pour éviter une répression inutile…

Ce sont les ouvrières des usines textiles, prolétariat parmi le plus exploité qui, sans direction, vont débrayer massivement à l’occasion de cette journée et même tout de suite essayer d'étendre leur grève. La journée du droit des femmes est une occasion mais, en réalité, le mécontentement est plus global. Ces milliers de manifestantes demandent donc du pain.

Contre toute attente, la manifestation va se dérouler quasiment sans affrontement avec la police. Ces milliers de manifestantes vont réussir à manifester en plein centre de Petersburg et des milliers de citadins, petits fonctionnaires ou autres, les regardent en leur exprimant leur soutien.

24 février 1917

Dès le lendemain, cette manifestation qui a pu s'enfoncer au cœur de la ville, fait exemple. Des milliers d'ouvriers entrent en grève. Surtout, les tramways aussi, obligeant de fait des milliers de salariés à ne pas aller au travail et à se rendre à la manifestation.

Dès le lendemain du 24 les revendications sociales se mêlent aux politiques car elles résultent du même problème : « pour le pain » et donc « contre la guerre » et « contre l'autocratie ».

Dans ces quelques jours, la question de la répression et de l'attitude de la troupe va être centrale pour les ouvriers et les révolutionnaires. La police, vrai bras armée de l'autocratie, est plus brutale mais ce n'est pas une surprise.

Par contre, les Cosaques, eux, vont charger la foule mais ne pas tirer, ce qui étonne beaucoup puisque cette caste de propriétaires terriens, jaloux de leurs privilèges, n'hésite jamais à réprimer violemment.

Déjà, pour les manifestants les plus conscients, l'objectif est la fraternisation avec les forces de répression. Déjà, des milliers d'ouvriers vont vers les casernes pour discuter avec les soldats, on appelle les « frères Cosaques » à ne pas tirer et certains vont se permettre de discuter avec la foule, ce qui est particulièrement symbolique.

25 février 1917

La grève se massifie. Plus de 240 000 ouvriers la rejoignent. Sur une place, la police veut tirer sur un orateur. A ce moment-là, un Cosaque aurait tranché la main au commissaire de police. Vrai ou faux, c'est en tout cas la rumeur qui se répand parmi les manifestants, rumeur qui est un symptôme de ce que tous les manifestants ressentent peu à peu : ces manifestations ne sont pas simplement des manifestations et des grèves, quelque chose va plus loin.

Les soldats sont littéralement agrippés de toutes parts dans la rue, notamment par les femmes qui les implorent de ne pas utiliser leurs armes.

26 février

Le gouvernement, qui au début a cru qu'une répression classique suffirait, décide de réprimer plus brutalement. Dans la nuit, il arrête des bolchéviks et d'autres meneurs des grèves et des manifestations.

Mais en réalité, dans la tête de milliers de manifestants, le déclic est fait. Lorsque la police tire, les rangs des manifestants se reforment. La foule n'est pas disposée à partir, elle est disposée à gagner.

Les directions des révolutionnaires, y compris des bolchéviks, sont dépassées. Sa direction politique ne saisit pas encore toute la profondeur de ce qui se passe. Elle va, par exemple, appeler à la grève générale le soir du 25... alors que dans la nuit, dans certains quartiers, c'est l'insurrection qui a commencé.

Les mots d'ordre des manifestants collent à ceux des bolchéviks (fin de la guerre, fin de l'autocratie, lien soldats-ouvriers) car ses militants sont bien présents au cœur et en tête des manifestations.

Alors, comment, sans direction officielle, la foule a-t-elle franchi le pas d'aller plus loin ? Dans ces premières journées, un élément a aussi une importance, la géographie de la ville : le quartier ouvrier de Vyborg, après les affrontements la journée, est un lieu de discussion, de bilan, de perspectives entre les ouvriers. Dans ces journées, comme le dit Trotsky « la masse devient un être collectif qui a des yeux et des oreilles partout ». C'est par ce biais, et dans la rue aussi, que se forge en quelques jours la conviction qu'il est possible d'aller plus loin.

Et c'est bien la conquête du soldat qui va être décisive. En effet, le soldat est sous tension.

Il est le plus souvent un paysan qui ne veut absolument pas aller se faire tuer au front dans une guerre perdue d'avance.

Les masses manifestantes dans ces premiers jours, ont montré par leur détermination qu'il ne s'agit pas d'une simple manifestation mais d'une insurrection.

Le soldat est harcelé par les ouvriers qui l’enjoignent à se joindre à eux. Il ne peut pas individuellement, comme un gréviste, pratiquer l’insubordination. De l'autre côté, reste son devoir patriotique et la peur de la répression.

Dans les garnisons, il suffira d'un anonyme pour dire stop, pour refuser un ordre, pour que la garnison se soulage de cette tension et passe comme un seul homme du côté de l'insurrection. De plus, une fois le cap franchi de soutenir la révolte, pour les soldats la nécessité de la victoire de l'insurrection est forte... sinon, c'est la cour martiale assurée.

27 février 1917

L’une après l'autre, les garnisons se soulèvent dans la nuit. Elles se mettent à disposition des ouvriers qu'elles voient bien comme politiquement plus avancés, pour la victoire de l'insurrection. Les postes stratégiques de télécommunications sont pris, non sans affrontements avec la police.

Le préfet Khabalov fait placarder l'État d'urgence et l'interdiction de manifester avant de s'enfuir pendant la nuit.

La foule, qui a un véritable lien avec les révolutionnaires, s'empresse de libérer ceux qui sont prisonniers dans les geôles tsaristes. Les menchéviks s'empressent d'aller à la Douma tandis que les bolchéviks vont à Vyborg, parmi les ouvriers.

Une fois la révolution faite, sans direction politique claire, la foule se tourne vers la Douma où siègent en majorité des notables ou des bourgeois, pour que ceux-ci assument de prendre le pouvoir et donc entérinent l'abolition du tsarisme.

Ces parlementaires sont également surpris par la tournure des événements, mais ne peuvent refuser ce cadeau. Eux qui n'en étaient qu'à espérer grappiller au tsar une Douma aux droits législatifs, se retrouvent sommés par la foule de prendre le pouvoir ! Ils forment un Comité exécutif provisoire de la Douma.

Les militants révolutionnaires, bolchéviks compris, sont convaincus alors que la Russie est au stade de développement où elle doit se doter d'un gouvernement bourgeois appuyé par le prolétariat, pour mener des réformes démocratiques et en finir avec le tsarisme.

Néanmoins, ils ne sont pas non plus adeptes de la collaboration de classe. Et donc, au même endroit se reconstitue, sur le modèle de 1905, le Soviet de Petersburg où participent tous les courants révolutionnaires et des députés d'usines.

Cette grève inattendue dans son déclenchement exact n'en est pas moins le résultat d'une maturation du mécontentement. Après l'apathie du début de la guerre, le mouvement ouvrier va reprendre des forces. Il va lier ses revendications sociales aux politiques. De plus, le fameux lien entre soldats et ouvriers va se faire à une échelle de masse durant ces premiers jours.

28 février 1917

Lorsque le tsarisme se réveille, il est déjà trop tard. Le tsar nomme un nouveau dictateur (Préfet) de Petersburg, Ivanov. Mais le 28 février, lorsque l'avant-garde censée réprimer Petersburg arrive, elle passe rapidement du côté de la révolution. Tout est allé très vite. Pour les révolutionnaires, il faut déjà finir la première étape, c'est-à-dire abolir le tsarisme.

Cependant, le Soviet de Petersburg va accepter de remettre le pouvoir à la Douma, qui va former un premier gouvernement provisoire le 2 mars. Ce gouvernement provisoire est majoritairement composé de libéraux, les Cadets, dirigé par le prince Lvov.

Kerenski, dont on va entendre parler, est le seul qui, tout en participant au Soviet de Petersburg, a accepté d'y entrer en tant que ministre de la Justice.

(Kerenski est membre du parti troudovik, c'est à dire travailliste, affilié à la Douma au groupe parlementaire des SR).

Il y a donc instauration d'un double pouvoir qui essaye de concilier sur un équilibre précaire Il s’agit en fait du reflet d’une opposition de classe aux intérêts irréconciliables. D'une part le gouvernement provisoire, de l'autre, le Soviet.

Par exemple, alors que le pouvoir politique est censé être donné au gouvernement provisoire, le Soviet va rapidement prendre une partie du pouvoir et dans l'immédiat, du pouvoir militaire.

Dans la soirée, au Soviet, un anarchiste anonyme, lieutenant de l'armée, réussit à monter à la tribune et lit une proposition de décret au sujet des soldats Ce qu'on va nommer le prékase (ou prikaz : décret) n°1 est adopté à l'acclamation. Ce qu'il dit, c'est que les soldats, représentés par les soviets de soldats, obéissent à leur soviet, et tout ordre militaire venant de la Douma doit être approuvé par le Soviet de Petersburg.

Ce prékase 1 va avoir dans les jours qui suivent un fort retentissement dans toute la Russie auprès des soldats qui se l'approprient.

Le Soviet a une très forte légitimité, car pour les travailleurs, il représente une vraie démocratie populaire. Les délégués sont fréquemment réélus pour coller à l'opinion réelle des usines.

2 mars 1917

Pour les libéraux à la tête du gouvernement provisoire, il n'est même pas encore question d'une république. A ce stade, ils essayent de convaincre le tsar Nicolas II d'abdiquer pour son fils. Finalement, il se fait convaincre d'abdiquer pour son frère qui, lui, demande la protection de la Douma. Celle-ci refuse et en conséquence lui aussi refuse le trône : la monarchie s'écroule d'elle même le 3 mars.

En une dizaine de jours, l'absolutisme russe s'est écroulé sous la pression des masses populaires.

3 mars

Lénine n'est pas présent en Russie, il est toujours exilé en Suisse. Mais ce qu'il comprend, c'est que cette révolution dirigée par le prolétariat, qui s'est doté d'une direction démocratique avec le Soviet, ne pourra pas en rester à une révolution bourgeoise démocratique, mais doit aller plus loin. Il écrit, début mars, ses Lettres de loin.

Il essaye d’y convaincre ses camarades que justement, l'heure est maintenant à la préparation de la seconde phase de la révolution, la révolution prolétarienne. Il donne des perspectives politiques concrètes et adaptées à la situation.

Pour lui, le travail du parti envers le prolétariat doit être d'expliquer que « la révolution est bourgeoise, aussi le prolétariat ne doit compter que sur ses forces, s'armer, et s'organiser en indépendance du gouvernement provisoire ».

Lénine voit bien que le gouvernement provisoire sera incapable de donner satisfaction aux revendications des masses : la paix, le pain et la terre. Pourquoi ? Car le gouvernement provisoire est formé aussi d'industriels bourgeois qui n'envisagent pas du tout d'arrêter la guerre. Ce sont aussi en partie de sincères chauvins qui refusent la défaite de la Russie.

Pour Lénine la tâche du parti est absolument, non de préparer une insurrection de type coup d'État, mais de préparer dès maintenant la révolution prolétarienne notamment, en affermissant les liens avec la paysannerie et pour cela, en créant des comités de paysans prolétaires.

Conforter l'auto-organisation du prolétariat c'est aussi dès maintenant organiser des milices ouvrières organisées sous l’autorité du Soviet. Cette organisation de classe, c'est aussi préparer l'État ouvrier dont le prolétariat aura besoin. Et ce sera, pour Lénine, uniquement un tel État qui pourra obtenir la paix.

Mars- avril

Que fait alors le gouvernement provisoire ? Eh bien, pendant ce temps-là, il fait ce qu'on lui a demandé de faire, c'est-à-dire gérer juridiquement la fin du tsarisme. Mais il n'y a pas d'entente entre le gouvernement provisoire et le Soviet sur ce qu'il faudra faire ensuite. On remet ce débat à la convocation d'une Constituante qui n'a toujours pas lieu.

Lorsque l'administration tsariste s'écroule, le gouvernement provisoire se tourne vers les zemstvos ou les conseils industriels de guerre, qui sont l'exact opposé des soviets, c'est-à-dire des conseils locaux du patronat et des notables pour gérer les affaires courantes locales, surtout administratives.

Sur toute une série de questions, le Soviet de Petersburg agit alors comme une sorte de syndicat des travailleurs auprès du gouvernement bourgeois. Il obtient la journée de 8 heures à Petersburg, par exemple, de fortes libertés politiques pour les travailleurs.

Pendant ces deux mois, les soviets se développent partout et chaque secteur à son tour reconnaît le Soviet de Petersburg comme centre de décisions en y envoyant des délégués.

Le 29 mars aura lieu la première Conférence des soviets ouvriers et soldats, et le 3 mai, la Conférence des soviets paysans (où l'emprise des SR et des menchéviks est totale).

Bref, la dualité du pouvoir augmente. Aux yeux de larges masses, le pouvoir des soviets est légitime. D'autant plus qu'effectivement, comme l'avait dit Lénine, la guerre continue et le gouvernement assume que rien ne va changer.

Les « thèses d’avril » de Lénine

L’accueil des Lettres de loin de Lénine par le parti bolchévik a été plutôt froide. Dans la Pravda, journal du parti, seule une première partie de la première lettre a été publiée. Les dirigeants du parti pensent que Lénine est parti trop longtemps de Russie et qu'il comprendra que l'heure est au soutien d'un gouvernement bourgeois pour « parachever la révolution démocratique bourgeoise ».

Lénine va rentrer à Petersburg dans la nuit du 3 au 4 avril et dès son arrivée, va essayer de convaincre le Comité central sur les positions développées dans ses lettres.

Le soir du 4 avril, il écrit à la va-vite quelques points que le parti bolchévik devrait au plus vite adopter pour avoir une orientation correcte dans les conditions particulières immédiates, notamment :

1) Contre ceux qui défendent la « guerre révolutionnaire » (la guerre jusqu’au bout), il faut la fin de la guerre car celle-ci n'est qu'une guerre capitaliste. La « guerre révolutionnaire » ne saurait avoir lieu que si le prolétariat était au pouvoir ;

2) il faut se hâter de préparer la victoire du prolétariat, c'est la tâche principale du parti ;

3) aucun soutien au gouvernement provisoire, le parti doit dénoncer ses agissements et arrêter d'exiger des choses de lui ;

4) assumer que les bolchéviks sont minoritaires dans les soviets mais néanmoins, que le parti défende « Tout le pouvoir aux soviets », car c'est dans la pratique de la démocratie que les travailleurs verront que ce sont les bolchéviks qui ont raison ;

5) pas de participation à une république parlementaire : le pays s'est couvert de soviets, forme bien plus avancée de démocratie, y participer serait retourner en arrière ;

10) relancer une nouvelle internationale car la seconde a failli avec la première guerre mondiale, et de plus, se dénommer Parti Communiste pour rompre avec l'appellation sociaux-démocrates liée à la IIème internationale.

Ce sont des revendications, à la fois un pas en avant, mais en même temps très concrètes pour les masses. La fin de la guerre est une nécessité qui pénètre des millions de Russes qui font peu à peu l'expérience que le gouvernement provisoire s'en avère non seulement incapable, mais est même disposé à mieux continuer cette guerre.

Du 24 au 29 avril : le recentrage des bolchéviks

Le débat qui se mène ouvertement dans la Pravda depuis le retour de Lénine se résout lors du congrès du parti du 24 au 29 avril. 149 délégués, représentant 79 000 militants, se réunissent. Impactés par la réalité et la justesse des thèses de Lénine, ils finissent les adopter ainsi que la réorientation du parti qu'elles impliquent.

Un bolchévik dira après que, concernant février, « le pronostic des bolchéviks était erroné, mais la tactique était juste ». En effet, les bolchéviks sont depuis des années convaincus que vu le stade de développement de la Russie, il faut se préparer à une révolution démocratique bourgeoise. Lénine comprend que la situation particulière en 1917 permet d'aller plus loin.

Il y a là un paradoxe : se préparer à une révolution, pour les bolchéviks, c'est se lier aux masses, les former, défendre des mots d'ordre justes pour pouvoir entraîner le prolétariat. C'est ce qu'ils font depuis une décennie. Ils défendent une « dictature démocratique ».

En réalité, sans le savoir ils se préparent à la prise du pouvoir par le prolétariat, tout en se répétant qu'il ne peut y avoir qu'une révolution bourgeoise en Russie. C'est donc par le débat, mais aussi par la réalité de leur pratique que les bolchéviks vont se laisser finalement convaincre par Lénine.

Dans cette Russie au double pouvoir, le problème de la guerre reste central.

Le Soviet, à majorité menchévik, est contre la guerre. Mais il ne comprend pas que ses exhortations au gouvernement provisoire sont inutiles.

Le compromis politique entre gouvernement et Soviet ne peut qu'éclater sur la guerre. Milioukov, chef du gouvernement provisoire, déclare à la presse internationale que pour tous les russes « la possession de Constantinople a toujours été considérée comme un tâche nationale ». Alors que le Soviet, indigné, exige de faire une note à la presse internationale se désolidarisant de ces positions, c'est Milioukov lui-même qui transforme cette note en note personnelle et en rajoute une couche en expliquant que le peuple russe est prêt « à mener la guerre mondiale jusqu'à sa fin victorieuse » !

Journées d'avril – 20 avril

Cette note fait l'effet d'une bombe dans un Petersburg en constante ébullition révolutionnaire. Face à la politique guerrière, ouvriers et soldats descendent dans la rue, menés par une partie des bolchéviks. Ici ou là, des confrontations éclatent, mais une tentative d'insurrection prématurée est évitée de justesse par le Soviet qui parvient à empêcher que la situation s'aggrave en interdisant les manifestations qui s'arrêtent aussitôt.

En effet, tous les votes dans les soviets montrent que seuls les bolchéviks sont prêts à prendre le pouvoir avec le prolétariat. Les SR, les menchéviks et donc ceux qui votent pour eux, n'y consentent pas. Les bolchéviks le constatent et ne poussent donc pas à l'insurrection.

Pour les bolchéviks et Lénine notamment, c'est une double démonstration : dans la rue, les bolchéviks ont pu compter leurs forces, et cela démontre de manière massive ce qu'il pensait de l'incapacité d'obtenir la paix avec un gouvernement bourgeois.

5 mai

Trotsky rentre lui aussi enfin d'exil. Il fait partie des menchéviks internationalistes. Il a longtemps caressé l'espoir de réunifier tous les sociaux-démocrates mais la nécessaire rupture avec le social-chauvinisme de la II internationale, le fait que le prolétariat est en train de diriger la révolution russe, la nécessité d'une révolution mondiale, tous ces éléments le font se rapprocher rapidement des thèses de Lénine. Dépassant les militants qui, à cause d’histoires différentes, tardent à fusionner leurs courants, la révolution en cours en Russie a hâté les choses. Les différents groupes internationalistes, comme celui de Trotsky, mais aussi d'autres sociaux démocrates de gauche, s'agrègent au parti bolchévik. Aux yeux des masses, tous sont des bolchéviks, même Trotsky, qui ne souhaite pas qu'on le considère comme tel.

Pour tenter d'éviter que la crise s'aggrave, les leaders du gouvernement démissionnent en tentant de créer un gouvernement qui ferait plus consensus. En effet, le gouvernement provisoire refuse de gouverner seul, irrité par l'attitude du Soviet qui le contrôle sans y participer. Il exige des ministres socialistes. C'est, encore, quelque chose de soutenu par les masses qui y voient un progrès dans la révolution.

Alors, Kerenski devient ministre de la guerre et cinq autres socialistes (menchéviks et SR comme Tchernov) le suivent. C'est le premier gouvernement de coalition.

Pour les SR, c'est un mauvais calcul : ils se retrouvent englués dans un gouvernement de coalition, de collaboration de classe, et se rallient de fait à l'unité nationale pour la guerre. C'est d'ailleurs la principale chose que fait ce gouvernement : continuer la guerre.

Kerenski, qui n'est plus appuyé ni par sa gauche ni par sa droite, va tenter de gagner de l'influence en regagnant les territoires pris par les Allemands et en prévoyant une grande offensive, en contradiction totale avec la volonté des soldats à la paix.

Le 1er Congrès de tous les soviets (Congrès panrusse des Soviets) aura lieu du 3 au 24 juin. Dans sa composition, il est logiquement très dominé par les soviets paysans, où les SR et les menchéviks sont prépondérants. C'est ce qui va expliquer que ce Congrès va donner sa confiance au gouvernement de coalition, et notamment à l'offensive Kerenski.

Mais à l'inverse de ce Congrès, face à la guerre et aux problèmes économiques qui s'accentuent, l'essor des bolchéviks se vérifie particulièrement dans l'armée et dans le prolétariat industriel. En effet, à l'inverse du Congrès panrusse, les soviets ouvriers de Petersburg ou Moscou donnent dans le même temps des majorités aux bolchéviks. De même, les milices ouvrières, formées spontanément par les ouvriers depuis février, sont largement du côté des bolchéviks qui les impulsent et les encadrent, face à des milices populaires créées par le gouvernement.

Il y a donc une polarisation avec, d'un côté, les soviets ouvriers et soldats où les bolchéviks sont très puissants, et de l'autre, le gouvernement provisoire qui continue la guerre et appelle à l'ordre. Le Congrès des soviets, et donc les SR et menchéviks qui y dominent, essayent de faire un « centre politique » conciliateur. Ils appellent à une grande manifestation au mot d'ordre vague « pour la paix et la république démocratique », espérant ainsi « faire renaître l'esprit de février » et faire taire les bolchéviks.

En fait, dans cette manifestation appelée par leurs adversaires, ce sont les revendications des bolchéviks et notamment « la fin de la guerre » et « Tout le pouvoir aux soviets » qui sont les plus reprises. C'est un échec pour la majorité SR et de fait, un désaveu pour le gouvernement. Une nouvelle preuve que les revendications des bolchéviks sont celles écoutées par les masses.

3, 4, 5 juillet, « journées de juillet »

Dans ce contexte donc, Petersburg est en vraie ébullition révolutionnaire. L'opposition de gauche aux bolchéviks, les anarchistes, font monter la pression. Le parti est bien en peine pour calmer les masses, dont une partie non négligeable veut faire la peau au gouvernement provisoire.

Ainsi, de manière spontanée, un régiment de mitrailleurs appelle à l'insurrection le 3 juillet. L'émeute prend dans « Petersburg la rouge ». Les bolchéviks craignent que cela ne vienne trop tôt, notamment au regard de l'arriération politique des autres villes de Russie comme l'a montré le Congrès des soviets, où les masses ont encore une forte confiance dans le gouvernement et les socialistes.

Le parti arrive à canaliser l'émeute en une manifestation. Mais cela est le prétexte parfait pour une répression contre les révolutionnaires, au premier rang desquels les bolchéviks. Des militants sont arrêtés, des journaux sont fermés. Trotski et d'autres dirigeants seront arrêtés et emprisonnés. Lénine, qui craint un procès trop hâtif contre lui voire plus, se réfugie en Finlande.

Le centre politique de la révolution, qui croit encore à la conciliation entre le gouvernement et les masses populaires et leur Soviet, défendue jusqu'au bout par les SR et les menchéviks, ne peut mener sa politique. Les faits matériels, les contradictions de classes font que la révolution ne peut que régresser ou avancer, mais elle ne peut pas stagner. C'est la fin de cette grande phase, que certains comme les SR ont voulu tirer jusqu'au bout, unanimiste, de conciliation.

24 juillet

Le gouvernement provisoire a fait sa mue en gouvernement de coalition avec quelques socialistes. Mais ceux-ci, le centre, penchent dangereusement à droite. Kerenski nomme grand chef des armées le général Kornilov, figure autoritaire du militarisme russe, considéré comme un héros par ses pairs.

Parallèlement, ce gouvernement est tout à fait inoffensif pour les capitalistes. La crise économique se développe. Le rouble est largement dévalué et les capitalistes pratiquent abondamment le lock-out pour empêcher les usines les plus politisées de prendre le contrôle de la production.

26 juillet : réunification du parti

Dans la continuité de la convergence des révolutionnaires (bolchéviks, sociaux démocrates internationalistes, groupe inter-rayon de Trotsky), après le retour de Trotsky en Russie, sans Lénine encore absent, se déroule le 26 juillet le VIème Congrès du parti bolchévik, qui sera, en fait, un congrès de réunification, correspondant à l'activité concrète, réelle, démocratique et commune de tous ces courants pendant des années et particulièrement pendant la révolution. Comme l’a écrit Pierre Broué : « la force du parti unifié vient de la fusion totale de ces courants divers, autant que de la diversité des itinéraires qui les ont menées, à travers des années de lutte idéologiques, à la lutte en commun pour la révolution prolétarienne ». Car loin de l'idée stalinienne du parti de Lénine monolithique, qui aurait gardé une ligne rigide, c'est un parti de débat démocratique, révolutionnaire au sens où ces débats sont confrontés à la réalité et se tranchent par elle. Par exemple, sur les 21 membres du Comité central, la plupart ont été en confrontation idéologique directe avec Lénine.

12 au 15 août.

Le pays est alors globalement hors de contrôle du gouvernement qui n'a de poids à peu près qu'aux alentours de Petersburg. L'offensive militaire, qui était pour lui une occasion de gagner la confiance populaire en devenant un meneur de guerre, est défaite.

Pour la droite réactionnaire, qui a peu à peu repris des forces, c'est un bon moment pour agir. Les militaires se constituent dans une Union des Chevaliers de la Saint-Georges, et les industriels se dotent d'un programme économique anti socialiste. La polarisation s'accentue. L'affrontement devient inévitable.

Kerenski, pour tenter à nouveau de reprendre la main, tente de réunir une Conférence d'État au théâtre Bolchoï à Moscou. En réalité, l'impuissance de Kerenski est visible par tous, et la droite en profite pour acclamer Kornilov comme son héros, le héros de la contre-révolution.

27 août

Elle va alors utiliser le premier prétexte pour tenter un coup d'État. La ville de Riga vient de tomber aux mains des Allemands, ce qui pourrait ouvrir la voie à la prise de Petersburg. Encouragé par les réactionnaires, le général Kornilov en profite pour envoyer des troupes sûres y remettre de l'ordre.

Kerenski, honteux, va destituer le général qu'il a lui même mis à cette place. Concrètement, le putsch tombe à l'eau rapidement, mais les conséquences sont plus profondes.

Dès la nouvelle de l'avancée de ces troupes sur Petersburg, tout le monde, y compris le gouvernement, se tourne vers les soviets, seul organe de masse ayant une légitimité pour assurer la défense de la ville face aux armées putschistes. Et en particulier, vers les milices ouvrières des bolchéviks qui sortent de la clandestinité et se reconstituent en Garde Rouge.

Par ailleurs le Soviet décide d'envoyer des agitateurs face à l'armée putschiste. Ce sont notamment des bolchéviks, les plus formés à cet exercice, qui iront et qui vont massivement réussir à retourner politiquement les soldats qui suivent les putschistes.

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Après les difficultés de juillet et la semi clandestinité, le parti bolchévik va donc apparaître comme grand gagnant de ce coup d'État raté. Il continue d'accroître son audience dans les masses.

Depuis février il a expliqué :

- que l'indépendance du prolétariat était la seule garantie face à un gouvernement bourgeois pour défendre la révolution, c'est, avec le putsch, ce qui vient d'apparaître massivement ;

- que l'auto-organisation, politique et militaire, des masses était une nécessité, et c'est bien dans les soviets que les masses trouvent leur légitimité politiquement ;

Il a été le seul à défendre une politique claire pour l'arrêt de la guerre en démontrant que le gouvernement provisoire bourgeois serait incapable de la faire ; c'est ce qui se produit, et l'arrêt de la guerre est ressenti comme une nécessité absolue et vitale.

Il propose un programme économique de contrôle de la production et de nationalisation qui correspond à la réalité de ce que vit le prolétariat.

Et il a également su temporiser la fougue révolutionnaire d'une partie des masses pour mieux la faire sortir lorsque la volonté de prendre le pouvoir serait la plus partagée par les masses.

C'est cette politique qui va continuellement, ce qui ne veut pas dire sans décrue, lui faire gagner en influence parmi les masses russes.

Et cette politique est le fruit d'années de militantisme au sein des masses, durant les grèves, pendant la guerre, dans la clandestinité. Cette politique d'indépendance organisationnelle, concrétisée depuis 1912, porte ses fruits.

Mais non sans débats : il a fallu, il faut bien le dire, toute la force de conviction d'un Lénine, imprégné de débats internationaux, pour faire sortir l'état-major bolchévique de « l'esprit de février » et d'unité des révolutionnaires pour une révolution bourgeoise. Lénine a eu cette force de conviction, mais c'est de manière dialectique, dans la pratique des masses elles mêmes, que ses idées ont convaincu tout le parti bolchévik.

C'est donc un parti plus prêt, plus convaincu de la nécessité de passer à l'étape supérieure, la révolution prolétarienne, qui a appris aux masses mais aussi avec les masses et y a gagné une influence organique claire, qui s'apprête à mener sa politique après le putsch raté de Kornilov.

François D.